"... Et il te les a donnés ?
-Oui.
-Sans autres garanties ?
-C'était le contrat. Je ne pouvais pas lui donner la tête avant d'avoir la mission.
-Et personne n'essaie jamais de garder l'autre moitié ?
-Si. Mais dans ce cas-là je les poursuis jusqu'à ce qu'ils changent d'avis ou je les tue et je me sers.
-Tibarn sait ça ?
-Qu'il le sache ou pas, jusque-là il n'a rien dit.
-Hum... Hé, dis Plume, je te trouve plus morose qu'à l'ordinaire... D'habitude tu tires au moins un peu de satisfaction de ce... "travail"."

La fauconne stoppa sa route et soupira longuement tout en posant au sol son sac de gemmes. Afin de s'assurer la mort de Drake, le bandit avait réuni toutes les chances de son côté sans lésiner sur la quantité, mais malheureusement pour le colosse avait réussi à offrir plus encore, et ce joli butin lui revenait tout de même. Sa main fouilla entre les pierres un moment, puis elle en sortit une d'une teinte doré-rouge, sans équivalent dans le tas restant. Le faucon la prit avec délicatesse, devinant la valeur cachée du petit trésor, et questionna Caliane du regard. Cette dernière reprit la pierre dans ses mains et la fit tourner entre ses doigts.

"Elandras aimait les pierres. Elle voulait réunir une collection de toutes celles qui existent dans le monde. Et il ne manque plus que ce grenat et une dizaine d'autres.
-Tu poursuis son rêve à sa place ?
-Oui... Je veux qu'elle sache que... Où qu'elle soit, que je l'oublie pas. Et les autres aussi.
-Que cherchaient-ils ?
-Calidiel voulait apprendre à tirer à l'arc, comme les beorcs. Nous avons essayé de lui trouver un maître, même si c'était une idée absurde pour un faucon. Il ne s'est jamais lassé, et il a essayé, essayé, essayé. Le plus idiot c'est qu'il est mort à cause d'une flèche..."

Sentant que les souvenirs remontaient un peu trop fort, Caliane les gardant toujours bien trop longtemps enfermés en elle, le faucon s'approcha doucement pour la prendre dans ses bras. Il la connaissait depuis poussin et savait la déchiffrer même quand elle tentait de dissimuler les émotions les plus légères. Devenu éclaireur peu après elle, il avait eu l'occasion de la suivre à de nombreuses reprises en mission, et de constater par la même occasion que son deuil ne parvenait pas à prendre fin. Il referma ses ailes sur elle en un geste familier. La respiration de la fauconne à son oreille se fit alors plus calme, tandis qu'elle fermait les yeux pour se laisser doucement bercer. C'était donc pour agrandir son butin qu'elle revenait régulièrement à Phoenicis, plus encore que pour effectuer ses rapports. Elle pensait pouvoir vivre à la place de ses proches, continuer leur vie à leur place.

"Tu devrais tourner la page ma petite Plume... Qu'est-ce que tu feras quand tu auras terminé tout cela ?
-Je ne peux pas... Jhad... Je ne peux pas..."

D'une pression sur son bras, la falconiforme le repoussa et posa des yeux brillants sur son visage. Jhad la vit hésiter un instant, puis se rappeler le lien de confiance qui les unissait comme d'un même nid.

"J'ai... un endroit. J'y range toutes ces choses. Les faucons ne le trouveront jamais, car ce n'est pas un endroit pratique pour les ailes. Et aucun beorc ne viendrait à Phoenicis pour trouver ce genre d'endroits. Je voudrais que tu le voies. Pour comprendre. Tu dois me jurer de n'en parler à personne, jamais, même pas à Tibarn ou aux hérons.
-Entendu ma belle, je jure. Je jure sur ma tête, sur la tienne, et sur nos ancêtres qui volent dans des cieux plus sûrs."

Caliane hésita un moment encore, puis décida que cela suffisait. Elle l'entraîna avec elle, son sac de pierres précieuses bien refermé à la main. Ils s'envolèrent au ras des forêts sur de nombreuses lieues, tout à l'extrémité de l'île. Là, Jhad constata que de nombreux récifs bordaient la côte, submergés lors des marrées hautes.

"Ne me dis pas que..."

Elle plongea vers ces récifs avec l'assurance de quelqu'un qui sait où aller, et à sa suite il découvrit alors une ouverture entre deux rochers. On pouvait y accéder n'importe quand malgré la hauteur de l'eau au risque de se mouiller un peu, et de loin aucune faille ne se voyait à cause de l'écume reflétée en tous sens. Après avoir pesté et perdu plusieurs plumes pour se glisser dans l'interstice, il découvrit un véritable sanctuaire dissimulé au creux de la roche : des pierres précieuses regroupées par couleurs, différents arcs et flèches entassés avec soin, et aux murs, des dizaines et des dizaines de dessins roulés et entreposés à l'abri de l'humidité dans des trous naturels. Jhad en déroula quelques-uns avant de constater qu'ils représentaient tous des oiseaux de plus en plus précis et gracieux. Il y avait même quelques plumes qu'il reconnut comme celles de la famille entière, probablement pour s'entraîner au détail.

"Aerel ? Il aimait beaucoup dessiner je crois.
-Oui. Il voulait réussir à représenter notre famille lui-même, afin que jamais le temps n'oublie notre trace...
-Et Nadiel ?
-Il disait qu'il était comblé depuis la seconde où j'ai mis bas.
-Oh. Alors pas de regret pour lui.
-C'était mon époux ! Bien sûr que je le regrette !
-C-Ce n'est pas ce que je voulais dire... mais Plume, regarde-toi, tu te pourris la vie à essayer de vivre pour eux ! Il faut que tu te libères de ce poids ou bien tu vas devenir folle !"

D'un geste vif, le faucon empoigna tous les dessins à sa portée et se rua vers l'entrée pour les jeter à la mer. Aussitôt Caliane se mit à hurler et se précipita sur lui pour reprendre son bien et l'empêcher de continuer.

"ARRÊTE ! ARRÊTE MAINTENANT ! JHAD !"

Ils s'engagèrent dans un duel de force à mains nues, la fauconne ne redoutant nullement les poings d'un mâle adulte plus fort qu'elle. Ils luttèrent ainsi de longues minutes, échangèrent écorchures et hématomes dans cet endroit pratiquement clos où le vol se restreignait à faire du sur place. Par moment, Jhad parvenait même à empoigner d'autres dessins ou des pierres et les jetait encore, provoquant toujours plus son ire.

"Le chagrin te rend plus faible, plus prévisible ! Tu ne réfléchis même plus quand tu attaques ! Regarde-toi un peu ! Ecoute-moi un peu ! Ils ne disparaîtront pas si tu jettes toutes ces choses ! Ils sont toujours là avec toi ! Tu ne les oublieras pas !"

Caliane finit par s'immobiliser, les poignets bloqués par son ami, le souffle court, les plumes emmêlées avec les siennes. Malgré la faible clarté, il discerna son regard désorienté et lui sourit de son mieux.

"Eh bien, ces dessins représentent des faucons oui, mais pas vous. Et ces flèches, et ces pierres... Tu as peur que le temps les efface, pas vrai ? Tu te dis que si tu continues à le faire, tu t'en rappelleras toujours. Mais Plume, leur image n'est plus là. Elle demeure dans ta tête. Dans ton cœur. Quand tu regardes les dessins tu penses à Aerel. Quand tu regardes les flèches tu penses à Calidiel. Et les pierres pour Elandras. Et pour Nadiel ? Et pour Reinariel ?
-Je ne savais pas... Je n'ai pas...
-Mais ils sont toujours là ! Tu ne les as pas oubliés ! Tu penses que ce sont ces objets qui les caractérisent ? Ces objets qu'ils n'ont jamais eus de leur vivant !
-Non...
-Alors, abandonne-les ! Tant que tu te souviens d'eux, personne, PERSONNE ne pourra te les enlever ! Et je sais que tu y penses suffisamment pour que le temps ait fort à faire lui aussi ! Allez aide-moi, jetons toutes ces babioles beorcs."

Caliane se raidit et réalisa après plusieurs longues secondes que Jhad visait ses points faibles à dessein : elle détestait les beorcs, mais ces arts que ses poussins voulaient apprendre venaient d'eux. Elle conservait des biens de ces êtres qu'elle détestait tellement. Alors, forçant le sourire de son ami, elle s'empara avec une certaine hargne des gemmes qu'elle croyait vouloir pour sa fille disparue, ses mains tremblèrent à l'idée de faire une erreur, mais elle jeta tout ce qu'elle put à l'eau. Ce faisant, elle ressentit comme un certain soulagement. Jhad avait raison : qu'elle vive pour eux ou pas, ils étaient morts quoi qu'il arrive, mais toujours présents dans sa mémoire.

Pendant trois heures ils fouillèrent les moindres recoins de la caverne et les vidèrent méthodiquement, parsemèrent l'océan de reflets multicolores, de bris de flèches et de dessins dérivant sur l'onde avant de s'enfoncer là où seul le courant connaîtrait leur cachette. Quand il n'y eut plus rien, Caliane fondit en larmes amères. La nuit tombait au-dehors, mais le faucon conservait une autre idée en tête. Il attendit que son amie se calmât, au rythme du balancement qu'il imposait doucement à ses épaules, puis il l'entraîna sous le clair de lune.

"Tu vois ce rocher ? Tu vas m'attendre là. Je n'en ai pas pour longtemps."

Bien heureuse d'être seule, sans regards pour la condamner, Caliane obtempéra et attendit. Comme convenu, Jhad revint, avec un curieux stock de noix dans les mains. Il en brisa plusieurs et offrit leur contenu à son amie qui ne comprenait pas son intention.

"Il y avait autre chose...
-Autre chose ?
-Mes plumes. Au début je les teignais pour la guerre.
-Pour être confondue avec un corbeau, je sais. Et cela a changé ?
-Eh bien... J'ai appris que chez les beorcs, le noir signifie... la mort. Le deuil. La tristesse. Je l'ai gardé après les guerres pour cette raison.
-Ah... D'accord. Je ne vais pas te dire de jeter tes ailes non plus !"

Il triompha intérieurement en voyant l'amusement prendre place sur son visage. Après qu'elle eu mangé son régime de noix, bien qu'ils préféraient tous deux la viande, il sélectionna cinq coquilles de noix dans le meilleur état possibles et sortit de sa manche les plumes des trois enfants et du conjoint de Caliane. Elle pâlit.

"Mais pourquoi... Tu as dit que TOUT devait...
-Oui, et je le maintiens. Tu vas comprendre. Regarde, je prends cette plume, et le coince... comme ceci... en travers de la noix. Et nous obtenons... un petit bateau ! Ce bateau, c'est celui de Nadiel. Et chaque plume représentera le faucon qui la portait. Pour Reinariel, comme il est tombé du nid, j'ai pris un petit coquillage.
-Et alors ?
-On dit que les plumes d'un oiseau représentent son âme. Enfin, j'ai entendu ça par des hommes saouls un jour... Les motifs décrivent quelque chose de lui à leur manière. Et toi, tu n'as jamais vu tes oiseaux s'envoler. Je veux dire, vers l'Autre Ciel. Nous allons mettre ces noix à la mer, avec à leur bord ces plumes. La mer les enverra loin, si loin qu'ils pourront tomber au bord du monde et s'envoler. Comme s'ils tombaient du nid, mais sans sol sur lequel atterrir.
-Où est-ce que tu as appris quelque chose d'aussi stupide ?
-Tu ne veux pas... J'aurais dû m'en douter.
-Non c'est... c'est une idée... improbable, mais une idée. Tu penses que j'irai mieux après ?
-Quitte à les jeter avec le reste, autant qu'elles demeurent en état. Et peut-être qu'un jour tu verras les noix revenir avec un nouveau message ? On ne sait pas si les Anciens peuvent nous voir. Les beorcs disent qu'ils nous protègent depuis les étoiles si on croit assez fort en eux."

Caliane leva les yeux au ciel, pour trouver un étrange réconfort à leur lumière. Elle s'était souvent adressée aux étoiles au lendemain de la guerre pour cracher tout son venin et crier tout son amour. Un certain bien-être l'envahissait à chaque fois. Se pouvait-il que le souffle de Nadiel y soit pour quelque chose, dans les brises qui l'atteignaient alors ?

"D'accord, essayons. Mais si elles coulent ?
-Elles ne couleront pas. Ta famille les guidera."

Sur ce dernier fait, Jhad semblait un peu moins sûr de lui, mais ils se rendirent tout de même sur la plage pour placer les précieux vaisseaux sur la surface. Il espéra que son idée fonctionnerait et craignait que les coquilles ne s'enfonçassent dans l'eau, plus encore lorsqu'il constata que Caliane les suivait des yeux anxieusement avec la même idée que lui, probablement amplifiée. Un léger vent se leva alors et les fit avancer vaillamment, même celle avec son coquillage. L'éclaireur sentit son amie réclamer sa présence d'un effleurement d'aile, et il se serra contre son dos. Sa voix s'éleva, claire et légère, en un chant d'encouragement, de deuil.


Les noix s'évanouirent lentement dans la nuit, mais ils restèrent ainsi blottis l'un contre l'autre.

"Est-ce que tu sens leur présence ?
-Oui. Ils sont toujours dans mon cœur et dans mes pensées, comme tu l'as dit.
-Caliane... Je sais que tu n'es pas prête, et qu'il te faudra du temps pour faire ton deuil. Mais si un jour tu as besoin d'un faucon... Si un jour tu veux... repartir de l'avant... Si tu as besoin d'aide ou de quelqu'un à qui te confier... En fait, quel que soit ce dont tu as besoin... Je suis là. Je serai toujours là. Laisse-les s'envoler. Allège ton fardeau, ils voudraient que tu sois de nouveau heureuse. Tu peux continuer à teindre tes ailes si ça te fait du bien, ou même à tuer des beorcs avec ton travail insensé mais... fais les choses pour toi. Les choses qui te font du bien. Pas celles qu'ils rêvaient de faire, eux.
-Merci Jhad... Merci. Je me sens déjà mieux grâce à toi."

Il resserra son étreinte sur elle, les yeux un peu tristes, sans qu'elle pût le voir. Elle aussi pouvait lire aisément toutes les émotions en lui. Toutes, sauf une.