C'était flou...dans sa tête. Son oeil rouge promenait son regard sur les infinies étendues de sable d'Hatary. Il avait le sentiment d'avoir quelque chose d'important à faire par-ici. Le vagabond était plus ou moins convaincu qu'il devait voir quelqu'un en cette terre qui lui ressemble.

"Je suis..."

Son regard glissa autour de lui. Il n'y avait absolument rien ici. Il était un voyageur. en apercevant l'arme à son côté et en sentant le poids familier de l'épaisse lame sur son dos, il en déduisit qu'il devait être mercenaire. Le géant soupira. Ces périodes d'absence et d'oubli lui semblaient de plus en plus familière. Il avait la sensation qu'il se perdait de plus en plus... Son esprit redevenait un peu trouble, ce n'était pas ça...

"Je suis..."

Une bourrasque de sable lui fit lever une main lourdement protégée pour protéger son œil. Une telle armure de plate ne s'obtient pas n'importe comment, il était sans doute un chevalier. L'éclat de rubis s'intéressa à son gantelet. Il n'était pas un chevalier, un noble n'aurait pas laissé son armure ainsi souillée de sang. En vérifiant le reste de son attirail, il pu constater que près de la moitié de ses protections étaient maculée d'une pellicule écarlate séchée. Le guerrier sut qu'il s'était battu, et violemment. Etrange qu'il n'ait pas songé à se laver, peut-être n'en avait-il pas eu le temps...

"Non...je suis..."

Ce n'était toujours pas ça. Il était un voyageur et un guerrier, redoutable guerrier semble-t-il, mais ce n'était pas cela qui avait amené ses pas mystérieux ici. Le géant tendit l'oreille, à l'affût du moindre bruit, d'un murmure perdu dans les dunes, d'un souffle abandonné au vent... Rien. Il était dans le désert, avec le sentiment qu'il détestait cet endroit au plus haut point et qu'il se sentait pourtant chez lui. Pas tout à fait. Ce n'est pas grave, ce n'est pas qu'il cherche... Son exploration de lui-même continua, et son œil d'un feu sombre croisa enfin un petit sac, qu'il tenait dans son autre main bien serrée. Les brumes de ses pensées s'éclaircirent légèrement. Neuf mois...une femme...un cadeau...Liyu allait bientôt accoucher ! Ça y est, il se souvenait.

"En retard."

Ses grandes jambes cuirassées l'emportèrent à nouveau vers le village des malheurs, laissant les souffles des sables passer autour de lui. C'était un grand jour qui approchait. Le guerrier profita de sa marche pour frotter un peu son armure, histoire de paraître plus acceptable, décrochant des plaques de sang complètement séché comme il pouvait.

Au village, il passa sans se poser plus de questions. Le colosse rejoignit la place centrale, marquant un arrêt devant le feu alors éteint. Son esprit se troubla un instant, de sombres souvenirs en entraînant d'autres, son âme déchirée s'efforçant de les étouffer. Une agitation attira son attention. Il y avait de la vie par là-bas..ah oui, la naissance. Kerorian s'avança à nouveau en direction de la maison de la barde, espérant seulement ne pas croiser Drake. Aujourd'hui, il ne s'inquiéterait pas des visiteurs du futur, il n'était pas venu pour se battre. Sans doute ne resterait-il tout de même pas longtemps, mais peu importe. Arrivé au pas de la porte, il leva son poing caparaçonné et toqua.

"Salut."

Le père était là, pour le meilleur ou pour le pire...

Un accueil violent. La sorcière avait tiré une boule de lumière qui éclata à demi-la porte d'entrée. Raté. Elle avait peur. Normal. Il était sa peur. Un homme se retourne au bruit, il se saisit d'une épée et s'approche, sa main se crispe face à l'hostilité naissante. Le Rôdeur plisse les yeux lorsque bretteur s'approche, dévisageant ce fantôme qui lui barre la route avec plus de précaution que son explosive fille.

"Alan..?"

Son œil rouge unique s'écarquille en reconnaissant le père des catastrophes du futur. Ses paupières se referment plusieurs fois, comme pour dissiper cette impossible vision. Il se rappelait, sa dernière venue, les dernières paroles qu'ils avaient échangé, cette sombre nuit marquée par un noir destin. Il se souvenait avoir passé la lame damnée à travers les chairs de son ami, et se rappelait le goût de son sang, l'odeur de son agonie. De sa propre rage absurde, et de la folie qui l'avait désormais corrompu. Kerorian se rappelait avoir perdu son humanité cette nuit là, lorsqu'il avait assassiné l'homme qui avait tout fait pour l'aider à la conserver.

Le vagabond secoua lentement la tête, refusant cette vision qui s'imposait à lui. Ce n'était pas réel, son esprit...était encore troublé. Il y avait des échos qui embrumaient ses sens et ses pensées. Alan pouvait-il avoir survécu ? C'était un bon guerrier...non, rien n'avait jamais résisté à l'épée colossale. Mais lui l'avait déjà fait ! Sauf que son ami n'avait ni ses protections, ni sa carrure... Non, ça ne devait pas être vrai, où était-il donc encore arrivé ? Où ses pas l'avaient-ils encore égaré ? Certainement pas là où il voulait être...mais à la réflexion, où voulait-il aller ? Kira était une magicienne du futur, Alan un fantôme, et sa propre fille allait bientôt naître alors qu'elle aussi venait de l'avenir. Où pouvait-il bien être arrivé, guidé par une épée noire qui avait rongé sa vie et son âme, sinon en enfer ?

Un maigre sourire étira ses traits fatigués. Il avait déjà suffisamment affronté ses propres démons pour ne pas avoir à lutter en plus contre son passé. Kerorian s'apprêtait à laisser là ces apparitions douloureuses, à repartir errer dans sur les routes autant que dans son esprit déchiré, quand une silhouette fit son arrivée. Le regard borgne du vagabond se posa sur elle, elle lui était familière mais il fallut un moment avant que sa mémoire, tourmentée par ses malheurs et par le temps, ne parvienne à faire remonter à la surface de vieilles images d'une époque d'innocence et de nobles idéaux, une époque qui semblait soudainement si lointaine... Kerorian se demanda un instant quel âge il avait réellement aujourd'hui, puis laissa le peu de joie qu'il pouvait ressentir dans cet scène irréelle resurgir, sans noter la ressemblance percutante entre la dragonne et Kira.

"Bonjour Kwendal, comment allez-vous ?"

En contraste total avec la situation, rajoutant encore au surréalisme de la scène, la mage noire lui demanda s'il souhaitait rester pour dîner. Cela lui arracha un sourire. Le père lui barrait la route avec neutralité et réserve, la fille paniquait et commençait à démolir le mobilier, la sœur lui lançait un regard noir et la barde souffrait pendant que la mère l'invitait à manger. Kerorian soupira avec une certaine lassitude, il était perdu dans sa propre folie, se mettant à rêver sa vie au milieu des enfers...alors puisqu'il ne pouvait plus différencier la réalité de ses cauchemars, autant le vivre à fond, d'autant plus que pour une fois cela semblait s'engager plutôt bien...

"Cela serait avec plaisir, à condition que je ne sois pas au menu."

Une voix aussi faible que violente ramena le guerrier errant sur terre, enfin façon de parler, alors que la barde lui faisait signe d'approcher. C'était elle qui avait parlé ainsi ? Ses esprits commencèrent à décortiquer ses paroles, ne l'enfonçant que plus encore dans son délire éveillé alors qu'il écarquillait les yeux. Il était réellement invité ? N'était-ce pas là le signe même qu'il rêvait ? Bah...au milieu des ombres de sa vie, ce petit rêve tout chaud serait un instant de repos fort apprécié, à croire retrouver des amis, un semblant de famille, ces mêmes espoirs qu'il avait lui-même ruiné...

Sans plus se soucier des esprits échauffés, le Rôdeur essuya brièvement ses bottes déjà usées avant d'entrer dans la petite maisonnée, décrochant rapidement sa gigantesque épée de son dos pour aller la déposer contre un mur comme s'il rentrait au foyer. Puisqu'il était en plein rêve, accueillant pour une fois, il ne ressentait pas le besoin d'être crispé et vigilant, et puis sur un tel accueil, pourquoi resterait-il si lourdement armé ? De son autre main, il tenait toujours fermement un petit sac qu'il avait complètement occulté. Il s'avança vers Liyu. Elle était toujours très jolie, mais elle avait l'air de souffrir. Tout le monde n'était pas à la noce dans ce rêve apparemment...m'enfin, c'était pour donner vie à une future grande belle et fière fillette.

Il suivit son regard, se tournant vers Alan, et Kwendal aussi, même s'il comprenait mal le pourquoi de sa présence ici. C'était sa fille qui allait bientôt naître, que cela ne soit qu'un rêve ou pas importait peu, peut-être n'en ressortirait-il jamais alors autant le vivre à fond.

"Est-ce que je peux faire quelque chose ? C'est tout de même ma fille qui va naître..."

La solitude était dure à supporter, l'exil et la haine, soutenue par une folie permanente...alors puisqu'il avait l'opportunité de vivre quelque chose de plus normal et chaleureux, il espérait bien pouvoir jouer le jeu, prendre ses responsabilités...

La situation était définitivement étrange. Un événement familial, un accouchement, sa présence acceptée et même relativement appréciée...peut-être, par certains en tout cas. Alan, déjà expérimenté dans les choses de la naissance, lançait ses instructions à ceux qui en avaient besoin. Y compris à lui. Peu contrariant dans ce rêve, Kerorian commença à retirer ses gantelets souillés, se disant dans le même temps que son esprit devait être bien troublé pour imaginer ainsi de façon aussi détaillée la scène. Durant un instant, le Rôdeur eut un doute...

Puis la petite main de la barde en travail lui agrippa les doigts, aussi longs et puissants que secs et pâles, dotés d'autant de force qu'ils ne paraissaient mal en point. Il aurait pu broyer la minuscule mimine de la chanteuse sans le moindre effort, écraser ses os comme il aurait écrasé une fourmi - Ha ! - et satisfaire la violence qui couvait éternellement dans son esprit embrumé...
Pourtant, cette seule pensée s'éloigna bien vite de lui à ce contact si réel, cette peau douce et chaude qui s'accrochait presque désespérément à la sienne. Le vagabond se demanda s'il aurait pu sentir les battements de son coeur s'il fermait les yeux, mais la situation ne se prêtait pas vraiment à ce genre d'expérience. Il passa lentement un pouce écorché sur le dos de la main de la future mère, presque fasciné par ce petit but de chair si...vivant qui ne lui donnait nulle envie de voir la fin de ce songe.

Il faillit ne pas remarquer le regard, la demande, le geste de la malheureuse Liyu qui avait besoin de fraîcheur. Quelques secondes s'écoulèrent avant que le géant ne réalise enfin ce qui s'était passé. Il ne quitta pas un instant la main de la chanteuse en souffrance, profitant de sa grande taille pour atteindre la bassine et les linges à proximité en se levant et tendant ses longs bras, venant éponger d'eau fraîche le front de son ancienne et fragile partenaire.
Kerorian n'avait aucune envie de lui faire de mal. Ni aux autres d'ailleurs, pas même à Kira. Bon, s'il y avait eu Drake il aurait pas dit mais... Mais en cet instant non. Il se sentait un peu plus...comme avant. Le Rôdeur commençait à reprendre conscience de sa fatigue excessive, des nombreuses blessures, souvent mal soignées voire pas du tout, la faim qui lui tordait l'estomac vide depuis trop longtemps, la soif qui avait desséché sa gorge jusqu'à ce qu'elle en devienne douloureuse.

Mais il s'en fichait pas mal. Comme autrefois, sa douleur était bien peu de choses à son goût comparée à celle de la musicienne. Le guerrier qui pouvait encore prétendre être un jeune homme n'aimait pas la voir souffrir, et encore moins à cause de lui. C'était de sa faute, à cause de sa faiblesse si elle allait devenir mère trop tôt, si elle souffrait à cet instant jusqu'à s'en raccrocher à lui.
Ses mouvements devenaient de plus en plus pénibles à mesure qu'il prenait conscience de son état, il se forçait alors de plus en plus à bouger de force, gardant un visage aussi...rigide que possible pour ne pas rajouter encore une couche de problème à la situation. Le géant à l’œil rouge serra doucement ses doigts couverts de cals autour de la petite main de Liyu, s'efforçant de l'éponger régulièrement et non pas de l'écraser à coup de linge. Il poussa même le vice jusqu'à essayer de prendre une voix douce, effort aussi pénible qu'improbable pour lui, sa voix cassée par la soif et la fatigue s'ajoutant à son faible éventail de tons. Mais il essaya...il essaya d'être à nouveau ce jeune homme plein de gentillesse qui tentait de racheter ses fautes.

"Tout va bien se passer Liyu...on est tous là avec toi."

Ce n'était pas ce qu'on pouvait appeler un beau rêve, présenté comme ça. Sa "femme" hurlait à la mort, une personne sur deux voulait la sienne, et il devait assister d'une façon ou d'une autre le fantôme de son ami qu'il avait lui-même assassiné. Rajoutez à cela en plus que son corps lui semblait être sur le point de tomber en poussière pour obtenir un fabuleux cocktail.
Pourtant...cela lui plaisait. Pas de souffrir, ni d'avoir à regarder ses deux plus colossales fautes en même temps. Mais d'être là, à faire quelque chose de...bien. D'être à nouveau un peu vivant, un peu humain... Ashera, Yune, n'importe quel truc qui veuille bien l'écouter et lui accorder une petite folie, faites que ce rêve ne se finisse pas...

Voir un accouchement...faisait tourner le songe du rêve au cauchemar et inversement en permanence. Difficile de sourire lorsqu'on entendait et voyait une femme, plus particulièrement lorsqu'on l'avait aimé, hurler à la mort, et pourtant difficile aussi de mal vivre cet instant, aussi fantasmagorique soit-il, puisqu'il signait le début d'une nouvelle vie, toute fraîche et pure. Une vie qu'ils avaient créé ensemble, tous les deux...et avec l'aide et soutien d'un peu tout le reste de cette famille de dingues.

Kerorian s'était reculé un peu, essayant de cacher sa nervosité et son impatience sous une impassible indifférence en même temps qu'il laissait toute la place à son ami bretteur de mettre au monde la petite descendante du Rôdeur. La vision de ce petit bout de chair rose et bouffie - par l'Enfer qu'elle était moche - arracha un sourire au nouveau père. Même lui n'aurait su, du moins dans ce rêve réconfortant, rester insensible devant la naissance de sa fille. Dès qu'elle fut propre, le géant la regarda changer de mains, la jeune maman remercia leur ami commun. Kerorian lui ne se donna même pas la peine d'essayer de trouver des mots pour exprimer ses pensées.

Ami qui d'ailleurs prouvait encore une fois encore qu'il était bien meilleur que lui dans bien des domaines lorsqu'il lui tendit une potion en lui disant d'aller se laver un coup. Ouais...ce rêve ne devait pas finir. A bien y réfléchir, lui et Alan ne s'étaient pas vraiment connus, ou plutôt pas très longtemps...mais nul doute qu'avec le temps, ils auraient pu devenir de si excellents amis. Le poids de son crime, pire encore de cette...erreur, de sa faiblesse appuyait plus encore sur ses épaules fatiguées à chaque fois que le fantôme faisait quelque chose, si bien que le Rôdeur n'osait jamais croiser son regard, n'ayant pas le courage de prendre le risque de voir les yeux de leur compagnon se vider subitement de leur vie, et que la dure folie de la réalité ne l'arrache à cette petite scène merveilleuse.

Il accepta la potion avec un léger hochement de tête, avant de quitter la pièce, ayant besoin de prendre un peu l'air. Le géant vida le contenu de la fiole d'un trait, grimaçant un peu à son goût qu'il jugea atroce. Curieuse sensation à son avis...mais peu importait. Il alla s'isoler, à proximité d'un point d'eau pour pouvoir se laver - il était désormais père, il fallait bien être présentable ! - et défit distraitement les attaches de son armure.
Le Rôdeur repensait à sa vie, à ses actes, ses choix. Il ne regrettait pas d'avoir quitté sa maison, pas plus que d'avoir rencontré Liyu. Longtemps, il s'en était mortifié, désespéré. A vrai dire, sans la Dragonslayer et sans sa timidité qu'il avait depuis perdu, rien n'aurait si mal tourné...mais au final, il ne le regrettait pas. Comment aurait-il pu en voyant le visage de la barde s'émerveiller devant le petit bout de truc qui s'accrochait à elle en braillant ? Il avait causé un total bouleversement de sa vie, mais il commençait à songer que la chanteuse pourrait y trouver son bonheur, quoique difficile, mais pas impossible. Avec un foyer, une fille qui grandirait pour devenir aussi belle que forte, et des amis, que pourrait-elle vraiment demander de plus ?
En parlant d'amis...définitivement, c'était le meurtre d'Alan qui lui pesait le plus sur la conscience. Seule véritable tache sur le tableau, la seule qui demeurerait à jamais indélébile, et pourtant celle qui semblait souiller à elle seule tout le reste. Elle lui faisait regretter d'avoir trouvé l'épée démoniaque, qui avait pourtant plus ou moins conduit à la naissance de la petite rouquine. Est-ce que chaque homme qu'il avait un jour tué avait causé un vide semblable ? Autrefois il s'était posé la question, s'en était tourmenté l'esprit jusqu'à en perdre le sommeil. Il n'avait toujours pas la réponse. Maintenant, il ne la cherchait plus...

Le géant retira avec un grognement son armure, commençant par les épaulières pour descendre pièce par pièce, serrant les dents lorsque le métal griffait sa chair, ou qu'un morceau enfoncé de blindage était resté plus ou moins planté dans sa peau. A mesure qu'il se dénudait, la malheureuse tunique qu'il avait porté à l'origine en-dessous ayant fini depuis longtemps en lambeaux déchirés, Kerorian jetait un oeil à son propre corps. Il était devenu bien maigre, comme s'il avait vieilli brutalement ou qu'il n'avait plus mangé depuis des lustres...mais paradoxalement, cette maigreur faisait saillir encore plus sa musculature massive qui dansait sous sa peau marquée par les souffrances.
Malgré la potion, le Rôdeur possédait encore nombre de plaies. Certaines déjà séchées, d'autres encore dangereusement fraîches. Il passa le bout de ses doigts le long de son omoplate, grimaçant lorsqu'il effleura une longue balafre qu'il devina noircie par une mauvaise cicatrisation. Probablement un terrible coup de hache qui lui aurait arraché le cœur sans sa lourde carapace. Il sentit quelques cicatrices également, des replis de chairs ou bien des croûtes en train de tomber, les plus vieilles devaient remonter à plusieurs mois, les plus récents...peut-être quelques jours, ou même moins.

Il rinça ses mains, puis commença à se laver minutieusement, empruntant un semblant d'éponge laissée là par un précédent utilisateur pour retirer la couche répugnante, écœurant mélange de sueur, de poussière et de sang, serrant les dents chaque fois que l'instrument sanitaire passait sur une de ses plaies, les rouvrant ou les mettant à jour. Sur son pectoral droit, il y avait la marque caractéristique d'une lance qui avait sans doute bien failli lui traverser la poitrine. Un peu plus bas, se croisaient plusieurs cicatrices d'âge variable. Il crut en reconnaître une qui datait d'avant sa découverte de la Dragonslayer. Son oeil rouge se posa sur ses bras pour en examiner l'état. En à peine quelques mois, il s'était fait plus de cicatrices qu'un vieux vétéran, et certaines avaient l'air si profondes qu'il se demandait comment il avait pu garder l'usage de son bras après un coup pareil, alors qu'il souffrait encore des dommages subis alors que la plaie s'était refermée depuis...un certain temps.
Plus bas, sa cuisse large arborait une inquiétante couleur. La courbure large d'un coup d'épée qui avait enfoncé sa jambière marquait sa chair d'une cruelle infection. Quant à l'autre, les lignes pourpres, sombres et pâles qui s'entrecroisaient dessus ne laissèrent aucun doute quand au pourquoi de la douleur qu'elle lui infligeait chaque fois qu'il en faisait usage.

Pourtant il se lava, raclant son corps meurtri tout en se demandant comment il avait pu survivre aussi longtemps à sa propre folie. Un mauvais mouvement réveilla une infâme douleur tout le long de ses vertèbres, ainsi qu'une fantastique migraine. Quel bien étrange rêve...était-ce là une forme de salut, inspirée par une des voix ou une autre qui murmuraient sans cesse dans sa tête ? Pourquoi rêvait-il ainsi, à une "famille" qui l'accueillait tant bien que mal, à ce fantôme regretté qui mettait au monde sa propre fille, alors que la femme qu'il avait cru aimer et à cause de qui il avait cru perdre la tête réclamait sa présence ? Pourquoi diable rêvait-il qu'il lavait sa carcasse démantelée de ses souillures pour aller voir la minuscule rouquine qui venait de naître ?

L'éponge lui glissa entre les doigts avec une relative facilité. Kerorian remarqua alors que ceux-ci tremblaient, très légèrement, presque imperceptiblement. Mais ils tremblaient. Apparemment, quelque soit la malédiction ou le miracle qui maintenait son corps en état de marche, ce n'était pas - ou plus - assez. Il ramassa encore l'éponge et finit de se nettoyer. Il sentait qu'il y avait...quelque chose de bien à faire. Et non pas un bien "absurde" comme l'idée de tuer les siens pour leur épargner un mauvais sort. Ou encore de s'enfuir en crachant sur toutes ses valeurs à la fois. Non, il y avait quelque chose de réellement bien à faire...même s'il se demandait quel intérêt il y avait réellement à le faire dans un rêve. Peut-être s'entraîner, ou se juger lui-même.

Son œil solitaire se leva vers le ciel. Celui-ci lui apparaissait comme un cadre incertain, à la couleur aveuglante et tordue, ses rais de lumière et d'uniformité s'enroulant dans des spirales ou des mosaïques impossibles alors que le soleil irradiait, difforme, d'une lumière malade et agressive qui paraissait traverser les nuages et les étendues vides sans aucune autre raison que d'exister pour le faire. Jusque là, tout était normal pour lui. Kerorian pensait qu'il s'y était habitué... Ses sens le trompaient, ses pensées étaient brumeuses et instables, son corps torturé sans même qu'il ne daigne s'en rendre compte. Mais là, en cet instant c'était...différent. Il avait mal. Il sentait à nouveau son cœur battre dans une poitrine de chair et d'os, et non plus de sang aussi sec que les dunes et d'un acier aussi froid et sombre que la lame de son épée. Le Rôdeur ne parvenait pas à rassembler ses souvenirs, ni à discerner le vrai du faux, la mémoire et le rêve et il commençait même à se demander s'il était vraiment en train d'halluciner. La douleur était trop réelle, le trouble de ses pensées trop flou. Il avait des questions à poser...

Mais plus tard... Le géant abandonna là son armure - qui ici irait ramasser un tas d'acier aussi corrompu qu'esquinté ? - et fit rapidement le tour des maisons proches pour récupérer un truc qui permettrait de se couvrir au moins le torse, de dissimuler un maximum les blessures immondes qui déchiraient, autrefois ou encore maintenant, ses chairs blafardes. Finalement, on finit par lui donner une tunique de lin simple. Il remercia son mécène et enfila l'habit, émettant un grognement sourd lorsque l'étoffe se colla à la large plaie de son dos. Il ne douta pas, à la désagréable sensation qui s'accrochait à son épaule, que son sang allait lentement mais sûrement souiller le tissu. Bah, au moins Liyu et la fillette ne devraient pas le voir. C'était l'essentiel.
Propre, Kerorian retourna vers la maison de la nouvelle mère en inspirant un maximum. Le gonflement de sa cage thoracique le lançait sévèrement, mais il se força à sourire pour ne rien en montrer, passant à nouveau le pas de cette demeure où résidaient amis, ennemis et famille.
Le géant adressa à nouveau un léger hochement de tête à l'attention du bretteur, cherchant en réalité une bonne excuse pour ne pas avoir à croiser ses yeux, puis s'approcha de la barde et de sa fille. Leur fille. Il lui fallut à nouveau faire des efforts pour surmonter la douleur qui grignotait quasiment tout son corps, et continuer à sourire alors qu'il faisait fonctionner ses neurones. Kerorian sentait qu'il fallait dire quelque chose pour marquer son retour, sa présence, sa bienveillance...

"Comme elle...est mignonne."

Nan mais sérieusement, il y a t-il vraiment quelque chose de plus moche qu'un nouveau-né !? Bon certainement. Mais faut bien chercher. Pourtant, le Rôdeur jugea de bon ton de suivre la tendance populaire et de trouver le tout petit bébé absolument aaadorable. A vrai dire, ce n'est pas parce qu'il pouvait déjà s'y attacher, ressentir une certaine affection pour ce bout de truc qu'il allait la trouver jolie pour autant. Le géant hésita un peu, commençant à tendre les mains avant de se raviser. De nombreuses questions se bousculaient dans sa tête, aggravant encore son atroce migraine. Il continua à sourire.

"Est-ce que...je peux la prendre ?"

Ca en revanche, c'était particulier pour lui. Prendre sa fille dans ses bras lui semblait être une bonne preuve de bonne volonté mais il en avait également réellement envie. Après tout, ce tout petit machin tout moche et tout rose était un peu de lui au final, un peu de ses fautes, de ses espoirs et de ces réussites. C'est en défendant ses valeurs naturelles qu'il en était arrivé là, c'est en les reniant qu'il avait failli tous les damner. Son oeil tiqua brièvement alors qu'il faillit fléchir sous le supplice qui cognait dans son crâne, il agrandit un peu le sourire. Ce rêve douteux était décidément bien pénible...
Il détourna brièvement le regard, et entraperçut le sac qu'il avait abandonné un peu plus loin lorsqu'il avait du retirer ses gantelets. Kerorian le fixa quelques instants sans réagir, ne réalisant même pas ce que c'était. Puis il lui dit un truc, et il se rappela. Entre deux crises extrêmes, d'une folie à une autre, il avait eu l'instinct d'acheter un petit truc pour la future mère, enfin nouvelle mère. Mais il doutait que Liyu apprécie qu'il s'éloigne encore une fois, d'autant que lui même n'était pas certain de pouvoir faire trois pas sans s'effondrer.

"Ah oui. J'avais ramené un truc pour Liyu, je m'en souviens... Alan ? Pourrais-tu me passer ce sac là ?"

Mais un doute continua à planer quelque part, une ombre dans ses souvenirs, une de plus... La question subsistait malgré ses pénibles efforts pour s'en rappeler. Que contenait donc ce sac déjà..? Bah, peu importe. Ca fera une surprise pour tout le monde comme ça.

Le Rôdeur commença à se demander qu'est-ce qu'il avait bien pu fourrer dans ce satané sac lorsqu'il vit la réaction d'Alan tandis que la jeune mère lui confiait leur enfant tout frais tout en l'aidant à le caler dans le creux du bras. Le géant échangea donc leur fille contre le sac contenant les mystérieux cadeaux et se prit de curiosité autant que d'affection pour ce petit bout de viande chétif, en particulier quand on sait ce qu'il deviendra.
Kerorian se demanda tout de même, pendant un moment, s'il avait vraiment ressemblé à ça, à sa naissance. Il se voyait mal être si...viandard. D'avoir ces petites mains toutes rondes qui peuvent même pas attraper correctement quelque chose, de toutes petites jambes qui ne porteront rien avant un bon moment, cette tête grognon de quelqu'un qu'on a sorti d'un trop bon lit... Vraiment, a-t-il réellement, sont-ils réellement tous passés par-là, tous autant qu'ils sont ? Lui, Alan, Liyu, les deux jumeaux du bretteurs avec leur promotion temporelle...

Ses pensées brumeuses ne prêtèrent pas attention aux grognements de Kerowyn alors que la jeune mère examinait ses cadeaux. Lui, ne pensait qu'à cette petite chose dans ces bras. Si minuscule qu'il aurait presque pu la faire tenir dans une de ses bottes, et qui pourtant un jour en revêtirait des solides pour aller déchausser quelques culs. Ouaip, ce petit machin lui donnait bien envie de rester dans les environs, de voir ce qu'elle allait réellement devenir année après année. Le jeune Redeye était avant tout un homme curieux après tout ! Mais son esprit recommença à s'obscurcir dès lors qu'il essaye de s'imaginer une vie plus stable, régulière, simple, à faire l'aller-retour de temps à autre entre Tellius et ce petit village. Sa fascination pour le petit sac de viande s'estompa doucement, en même temps que la concentration qu'il essayait désespérément de mobiliser pour essayer de façonner un semblant de plan mental, en vain. Les images qu'il tentait de mettre bout à bout s'effilochaient et se dispersaient entre ses doigts...

Puis il releva la tête. Quelque chose avait été dit. Lui parlait-on ? Peut-être...il ne l'avait pas entendu. Son œil rouge traversa brièvement la pièce, se posant sur chaque personne présente. Kerowyn ? Non, elle grognait et retroussait les babines, mais aurait certainement préféré s'évanouir que de lui parler. Improbable que ce soit les deux jumeaux, l'un le haïssait d'avoir tué son père ici, l'autre était...ce qu'elle était. Est-ce que Kira ne se suffisait pas suffisamment à elle-même pour ne pas avoir besoin de lui adresser la parole ? Le regard borgne croisa la silhouette d'Alan. Ce n'était pas lui non plus, il semblait plutôt vouloir être loin d'ici, en même temps qu'il ne comptait pas le lâcher d'une semelle...fort étrange ce rêve. Voilà qu'un fantôme imaginaire hésitait.

Finalement, son rubis solitaire se posa sur Liyu qui tenait à la main une bien belle et aguichante culotte. Si tant est qu'elle pouvait encore porter ce nom. L'espace d'une seconde, le géant - toujours sa rejetone dans les bras - dévisagea la barde et sa lingerie toute neuve et faillit oublier que c'était lui qui venait tout juste de le lui offrir. Et un fragment de mémoire, aussi clair que le fond d'un étang boueux par un matin de brouillard épais dans des bois sombres, se rappela à lui. Son immense main gantée d'un acier glauque se tenant vers quelques vêtements que l'on pourrait qualifié de "fins". La vision confuse de son oeil rescapé volant d'une scène à une autre, d'une culotte ou d'un cache-poitrine à un petit sac qu'il tint fermement sur sa route. D'un vendeur qui paraissait se demander qu'est-ce qu'un baroudeur caparaçonné de la tête au pied foutait dans son magasin... Cela semblait limpide...nan en fait, mais peu importe.

"Ah oui...je me rappelle, je crois. J'étais de passage, je sais plus où et j'ai vu ça... J'sais pas pourqwô l'j'ai pris." il ajouta un ton plus bas, plus pour lui-même qu'autre chose "Pas sûr non plus de comment j'l'ai pris..." puis il reposa la toute petite fillette dans les bras de sa mère, ne tenant pas à la garder trop longtemps. "Mais quoiqu'il en soit, voilà. Cadeau."

Cadô chelou mais cadô quand même. C'est l'intention qui compte après tout, dit-on. Son esprit dériva un peu, se posant quelques questions qui méritaient de l'être... D'une part, est-ce que Liyu allait les essayer un jour ? Il s'imagina alors la barde, vêtue de cet attirail tentant de mettre en valeur son corps maigrichon. Puis son pragmatisme natal parvint à se frayer un chemin dans les brumes de sa tête... S'il était le père de la morveuse, et qu'il allait - s'il survivait d'ici là - revenir de temps en temps pour voir comment elle se portait, qu'en serait-il de sa relation avec la petite Criméanne ? Devaient-ils prendre l'allure d'une vraie famille, rester tel qu'ils sont, autre chose ? Une vie venait de naître, mais plein d'autres allaient en être chamboulées... Bah. Il aurait probablement le temps d'y réfléchir...peut-être. Avec un peu de chance.

"Bah. Je ferais mieux la prochaine fois..."

Apparemment, il n'était pas le seul à demeurer perplexe devant le contenu du sac qu'il avait lui-même ramené. Alan lui suggéra de plutôt essayer avec un bijou la prochaine fois. Le Rôdeur laissa son regard se poser pensivement sur la barde. Elle ne portait pas vraiment d'ornement, pas de bagues, de bracelets, de colliers ou autre accessoire décoratif et onéreux. Ce dernier point lui fit froncer les sourcils, peut-être que c'était là tout le problème de la chose : Les bijoux, c'est cher. Autant lui ne pouvait pas les supporter, complètement fou ou non, autant puisqu'il ne savait pour ainsi dire rien de la petite barde, peut-être qu'elle aurait aimé en porter... Cela dit, il voyait mal la gentille et modeste chanteuse se pavaner avec des dorures de partout jusqu'à en crouler sous leur poids.

Il s'efforcer de garder quelque part, dans un coin un minimum dégagé de son esprit, de revenir un jour où l'autre - pour un prétendu anniversaire ou dans à peu près un an dans le pire des cas - pour ramener un truc plus...sobre à sa...partenaire ? Peut-être qu'un fin collier en argent, ou un petit bracelet brillant et discret lui plairait. Ou alors une robe peut-être, ou bien des broches à passer dans les cheveux, elle en a de si longs et si doux...
Et soudainement, Kira. Son brusque sursaut de vitalité fit se retourner le Rôdeur qui ne put réprimer l'impulsif réflexe de sa main qui se porta à son immense épée...absente. Il fallut quelques secondes avant qu'il ne se souvienne, ou plutôt qu'il ne remarque, qu'il l'avait laissé contre le mur. Cela le laissa un peu plus circonspect encore, jamais ses rêves n'étaient aussi longs ou précis, ni aussi...vivants. S'il avait désiré son épée dans un rêve, il l'aurait eu. Et si ça avait été un cauchemar, il n'aurait pas relativement aidé à faire naître sa propre fille dans un cadre presque familial et accueillant. Presque hein, Alan paraissait neutre tandis que tout ce qui venait du futur comptait bien faire en sorte qu'il n'en ait aucun. C'était tout de même suspect, et si jamais il n'était pas...

La psychomage du futur revint pour préparer la table, déposant une assiette garnie d'un beau steak pour chacun. L'appel de l'estomac étant visiblement plus fort que celui du sang, Kerowyn se précipita sur le sien pour le dévorer d'une façon pour le moins sauvage sous le regard d'un Kerorian de plus en plus sceptique. Quelque chose n'allait vraiment pas... Il connaissait ses rêves, et il connaissait également son esprit. Ce qui se passait en ce moment était trop...
Le vagabond suspendit un instant ses pensées. Son œil unique cligna plusieurs fois, tandis qu'il comptait autant de fois le nombre de plats présentés. Non il se trompait certainement...c'est probablement la rouquine, ou alors Kira, ou même Kwendal - qu'est ce qu'elle foutait ici d'ailleurs ? Bah, on verra ça plus tard - qui prenait un bout supplémentaire... Absurde ! Pourquoi auraient-ils sali une assiette de plus ? Ou alors c'était pour la petite gamine toute fraîchement née... Non. Impossible. Il est fou, pas con, faut arrêter la blague là.
Mais il avait beau y penser, et repenser, le géant ne parvenait pas à tirer d'autre conclusion que la seule qui lui faisait remettre en question son état de songe... La dernière était sa part. Lui, l'ennemi de la famille, l'ennemi du monde selon certains, le fou, le démon, l'assassin...il était le cauchemar absolu de quasiment tous ceux présents ici et...on lui avait préparé une assiette ?

C'était parfaitement...inqualifiable. Vraiment, le Rôdeur restait stupéfait, si bien que sa main toujours en l'air, cherchant toujours machinalement la poignée de la Dragonslayer, se rabattit plutôt sur son crâne pour gratter au milieu de sa coiffure hirsute. Visiblement, il était réellement invité à table, bien qu'il hésitait à s'asseoir parmi eux. Finalement, il tira un peu le siège qui lui était destiné pour faire un peu de place et essaya de se faire petit avant de s'installer avec toute la petite bande. Bien qu'amaigri par une vie de spectre et par l'insatiable faim de son arme démoniaque, il demeurait de loin le plus grand et massif de la famille, et sa carrure n'était pas la plus simple à caser à une table aussi occupée sans bousculer tout le monde...

Encore incapable de vraiment réaliser qu'il avait le droit de manger avec eux, Kerorian les regarda, les écouta. Liyu avançait une hypothèse avec...ce qui lui parut une forme de gêne, d'hésitation. Que lui arrivait-il ? Un nom ? Ah oui, Kerowyn...c'est vrai que ce nom était nettement tiré du sien. Peut-être un genre de porte-bonheur, pour qu'il l'accompagne malgré tout. Son oeil unique se posa sur la minuscule rouquine, dans les bras de sa mère. Celle-ci ne connaîtrait pas le même sort, Liyu avait raison...et Alan aussi. Il n'avait pas disparu. Pas encore. Ni de corps, ni d'esprit. Il était blessé, déchiré, torturé, mais il était toujours là. Et même si le Rôdeur ne pouvait se permettre de rester ici comme eux le faisaient, pour bien des raisons, c'était certain qu'il y aurait "une prochaine fois". Et de nombreuses autres. La barde marquait un point de plus, ce nom n'avait plus de sens. Ce qui déplut à la grande rouquine qui sembla oublier jusqu'à sa viande tant cette idée la frappa plus durement qu'il n'aurait jamais pu le faire.

Illusion d'optique due à ses...problèmes, ou simple manifestation d'une quelconque aventure, Kerorian aurait juré voir des oreilles de loups pousser sur la tête de sa fille du futur. Ouais, il avait un sérieux problème. Il avait envie de croire, de jurer que ce qui se passait était réel mais...nan mais sérieusement ? Kwendal apparait de nulle part comme une fleur, Liyu lui demande de l'aide, Alan ressuscité lui file une potion, Kira lui sert de la bouffe et Kerowyn se prend pour un canidé ? Mais c'est le manège enchanté en fait, c'est pas Kerowyn qui faut l'appeler, c'est Zébulon !
...ouais nan, p'tet pas quand-même. Cela dit, tout ça fit sourire le géant qui commença à s'intéresser à son steak, se demandant quel goût pouvait bien avoir la nourriture d'un fou.

"Un nouveau nom pour cette p'tite louveteaude ? Cela semble approrié..."

Un mauvais mouvement d'épaule le fit grimacer lorsqu'il tira sur la plaie qui suintait encore de sang. La douleur était-elle réelle ? Imaginaire ? Les deux peut-être ? Peu importe...le rubis solitaire qui lui servait de regard se porta sur sa toute petite fille, puis sur sa version adulte qui n'en croyait pas ses...ses nombreuses oreilles ? Après tout, elle le haïssait non ?

"Ca ne te plairait pas de savoir que tu...enfin elle, toi, bref. N'auras pas à porter mon nom ?"

L'idée semblait faire ses adeptes à droite, comme à gauche. Kira demanda même à son père s'il comptait changer les noms de leurs deux versions miniatures. Il est vrai que cela pourrait être utile lorsque les jumeaux grandiront, pour éviter des confusions ou des problèmes mentaux - déjà bien assez nombreux comme ça dans la famille - supplémentaires mais d'un autre côté…ils avaient déjà été nommés, et d'une façon ou d'une autre, ce n'est pas son existence qui allait influencer ce fait.

Enfin, Alan paraissait pouvoir y réfléchir, avançant que ça leur éviterait peut-être de finir comme leurs versions adultes - argument valable par ailleurs - mais Kira ne se laissa pas démonter. Au contraire, homonyme ou non, la Kira du présent deviendrait très certainement encore pire que celle du futur… Faudrait p'tet qu'il en parle sérieusement avec Alan et Liyu…boah, après tout pourquoi il se prend tellement la tête, ce n'est qu'un rêve, dans la réalité ça aurait fait…

"Que penses-tu de….Louka ?"

Une seconde s'écoula. Deux secondes s'écoulèrent. A la troisième, son œil se releva pour chercher la barde. Kerorian réalisa qu'elle lui avait parlé, est-ce qu'il avait entendu ? Certainement, mais il faut chercher un peu, gagner du temps pour ne pas être complètement à la rue.

"Euh…"

Ah le voilà, dans la mémoire immédiate, juste entre l'idée du rêve et l'image d'un duo de Kira dévastant le monde, un peu derrière la vision d'une Kerowyn qui semblait aussi sceptique qu'intéressée…toujours aussi duale cette petite, faut dire qu'il a sa part de responsabilité dessus… Mais on s'égare pas ! Le nom ! Où est le nom ? Ah oui, ici.

Louka ? Ça ferait leur p'tite Lou ? Plutôt mignon… Le géant eut un sourire sincère en imaginant sa fille, la grande rouquine, toute faite de muscles et de colère, répondre comme une enfant innocente en sautillant ou chantant à ce surnom déjà tout trouvé. Le contraste entre sa version féminine et cette vision déclencha quelque chose chez le Rôdeur, réveillant quelques nerfs, ranimant une émotion aussi rare qu'oubliée…il la possédait vraiment encore ? Son œil écarlate se posa sur Kerowyn, et son imaginaire se superposa à la réalité, et alors il visualisa la rouquine aux oreilles de loup se mettre à danser en riant comme une fillette, à jouer à la marelle et à la poupée du haut de toute sa taille. L'émotion redoubla, sa gorge se mit à résonner d'un son étrange. Cette sensation ne lui était pas inconnue, seulement inhabituelle…
Il riait.

Sans éclats de voix, sans se tordre par terre ou taper du poing. Il riait comme aurait ri ce jeune aventurier, paisible et discipliné. Ses soubresauts tirèrent sur sa plaie, réveillant la douleur qui l'aida à reprendre son habituel stoïcisme sans plus de remous. Le regard du colosse décharné quitta sa fille du futur pour se poser une nouvelle fois sur celle du présent. Cela ne faisait pas une heure qu'elle respirait et elle lui avait déjà rendu quelque chose qu'il avait perdu depuis des années ? Pas mal petite, pas mal… Il sourit à la gamine, autant qu'à Liyu.

"Louka c'est ça ? Beau nom…"

Ce n'est pas un nom à la Daein. Mais il ne doutait pas que cela lui serait plus favorable. Deux guerres s'étaient déclenchée à cause de sa patrie, le futur avait été massacré à cause d'un originaire de Daein - lui - et même le temps en avait été distordu. C'était un pays guerrier, fort, fier et rude, Kerowyn en était une digne héritière. Ce n'était pas ce qu'il voulait pour…Louka.
Le géant pencha la tête en regardant ce petit bout de viande rose. Son grand-père avait choisi les armes pour vivre sa vie selon ses désirs. Lui, n'avait pas vraiment eu le choix. Dès qu'il fut en âge de serrer suffisamment la main, son maître y avait placé une épée en bois. Peut-être pour faire de lui un véritable maître un jour…par l'enfer, mais quelle chance avait-il eu, quelle stupidité de l'avoir ainsi gâché…peut-être retrouvera-t-il le chemin un jour… Et Kerowyn elle, s'était emparée de son héritage uniquement par haine. Louka ne suivra pas leurs chemins. Elle n'aura pas à le faire.

Délaissant son morceau de viande, le géant se pencha doucement, le visage grave, sur la petite enfant. Non, elle n'aura pas à porter une arme. Si elle veut manier quelque chose, qu'elle le fasse pour elle-même, par plaisir ou par jeu - tant qu'elle ne blesse personne, mais à son avis le danger ne viendra pas de cette minuscule rouquine - car elle sera une petite fille avec une vraie vie, et un semblant de vraie famille… Alan sait déjà s'occuper des enfants, même si leur prolifération temporelle semble le dépasser quelques fois, et Liyu semble particulièrement réactive au fameux "instinct maternel". Et puis leur village a l'air sympa, et même lui…même lui sera parfois là.
Kerorian tendit un doigt n'ayant que la peau sur les phalanges vers la petite bouille de Louka. Il voulait la toucher encore une fois, créer un contact, s'assurer qu'elle était bel et bien là, et lui aussi… Son index n'atteignit pas le bout du nez minuscule de la micro-gamine que celle-ci tendit ses mains potelées pour essayer de l'attraper. Cela fit hausser un sourcil au géant à l'œil de feu, étirant ses lèvres sèches dans un faible sourire lorsque les doigts ridiculement petits de l'enfant se refermèrent sur le sien.
Rêve ou pas rêve, un enfant était une chose aussi pénible que merveilleuse…

Liyu a écrit:

     

      Un heureux évènementPV. Kerorian, Alan et Kwendal

     

     

La musicienne regardait d'un air attendri le père de sa fille se pencher sur le bébé et tendre lentement le doigt vers son nez. La fillette ne se fit pas prier pour reconnaitre le massif rôdeur comme un ami, attrapant son doigt dans ses mains minuscules. Devant cette scène, Kerowyn détourna les yeux, rongée par un sentiment qu'elle ne s'était pas attendue à éprouver envers sa version enfant : de la jalousie. La jeune femme engloutit ce qu'il lui restait de viande et sortit de la pièce en essayant de se faire le plus discrète possible, et Liyu ne le remarqua pas, trop occupée à contempler son bébé à peine né. Elle était contente que le nom plaise à Kerorian et semble faire l'unanimité. La petite Louka ouvrit alors grand la bouche dans un grand bâillement avant d'émettre de faibles gazouillis en tapotant le doigt de son père. C'est à ce moment seulement que la barde réalisa à quel point il semblait mal en point. Le doigt était vraiment... décharné, elle n'avait pas d'autre mot. Liyu releva les yeux pour détailler le visage du rôdeur, dont les traits semblaient tirés, comme si il n'avait pas pu se reposer depuis longtemps. De plus en plus alarmée, elle se releva, serrant sa fille contre elle, cette dernière se mettant à pleurer car on venait de lui retirer son jouer.

- Kerorian... Ça fait combien de temps que tu ne t'est pas reposé ?

Elle n'avait rien contre lui, au contraire elle l'appréciait beaucoup, même si elle n'avait pas été capable de tomber amoureuse de lui quand lui l'avait été... Elle contourna le guerrier pour se faire un meilleur avis sur son état général, et le bilan n'était pas fameux, loin de la... Il semblait bien plus maigre que dans ses souvenirs, et il se tenait voûté, même si la barde se demandait sil s'en rendait vraiment compte. Le dos de sa tunique était taché de sang, et la barde constata avec horreur qu'il avait l'air frais. Scandalisée que personne ne s'en soit occupé, elle appela Niall, le petit, qui se rapprocha d'elle, avide de se rendre utile. Jusqu'à présent à l'écart pour ne pas déranger, il s'était installé à table avec les autres et avait mangé en silence, regardant Kira lever son verre avec un petit sourire en repensant à sa version bébé. Le garçon s'approcha de sa mère adoptive et elle lui expliqua avec patience comment tenir son poipon qui s'était mis à pleurer. Le gamin cala l'enfant au creux de son bras et lui confia ses doigts, tout fière que Liyu lui demande de s'en occuper, et la fillette sembla se calmer un peu, intriguée par l'apparition de ce nouveau visage. La barde croisa les bras, se plantant face à Kerorian, le regard sévère.

- Retires ta tunique.

     

      © Jawilsia sur Never Utopia
     

     

Quelle bien étrange créature que celle qu'il avait aidé à créer. C'était une minuscule bestiole, si frêle et mal formée que la nature lui refuserait le droit de vivre ne serait-ce que trois jours si personne ne s'occupait du moindre de ses besoins. Et pourtant cette petite chose, difforme et potelée avait quelque chose de...touchant.
De nature, Kerorian n'était pas quelqu'un de très émotif et la démence causée par son arme maudite n'avait rien arrangé. Il lui arrivait même de ne plus rien ressentir, en témoigne ses plaies si profondes qu'une potion ne suffit pas à les guérir.

Pourtant, cette petite bouille à peine née lui faisait ressentir quelque chose. Lorsqu'il la regardait, lorsqu'elle jouait avec son doigt ainsi, il avait l'impression qu'il y avait quelque chose d'autre que d'un sang glacé dans son cœur, que son avenir ne se résumerait pas à des lendemains incertains et des jours continuellement sombres. S'il restait près de cette chose toute petite, il aurait peut-être une chance de se racheter, de ne pas échouer encore une fois...

Ses lèvres adresse un bien maigre sourire à sa rejetonne alors que son oeil rouge se tournait vers le bretteur. Sa présence était le plus gros doute quant à la véracité des événements. Que Kira, Kerowyn et compagnie accepte de faire une trêve, pour la naissance de la rouquine en plus, ça semblait acceptable. Il savait déjà en plus que Liyu allait accoucher, il a suffit qu'un peu d'instinct ou de chance l'amène au moment où cela commence, quant au cadeau...son ancienne bienveillance aura très probablement survécu quelque part et il aura voulu apporter quelque chose à la nouvelle mère, et un instant de folie lui aura fait prendre un truc totalement absurde. Même Kira aurait pu vouloir faire la fête - et malheureusement parti comme c'était l'amour également - plutôt que la guerre durant une telle journée ? Ca, plus les souvenirs diffus qui refaisaient parfois surface, les sensations ô combien...réelles. Les odeurs, les goûts, la douleur...

Mais Alan était censé être mort. Sauf s'il avait raté son coup, allez savoir... Un réflexe pour préserver son ami, une frappe à l'aveugle car ce n'était pas la bonne cible, une tentative d'esquive de sa part...peu importe. Plus ça allait, plus le Rôdeur songeait qu'il n'était pas en train de rêver, et qu'il s'agissait bel et bien de sa fille, sa vraie fille à lui, leur fille à lui et Liyu. Ce qui signifiait que son ami avait survécu, et qu'il y avait encore...une chance, un espoir, une petite bougie qui brillait dans le noir, pour revenir en arrière.

- Kerorian... Ça fait combien de temps que tu ne t'est pas reposé ?

"Je ne sais pas."

Cela lui importait peu, à vrai dire. Depuis le temps, le guerrier ne faisait plus attention aux jours et aux nuits qui se succédaient, puisqu'au coeur de sa folie il ne remarquait même plus son état, ni sa dégénérescence. Pour l'instant, il fixait Alan. Il fallait qu'il lui parle. Liyu le libéra de la minuscule kerow...non, de Louka, et commença à lui tourner autour. Kerorian finit par se redresser, serrant brièvement les dents lorsqu'il tira sur son épaule blessée, ne quittant pas du regard son ami-revenant alors que la barde confiait leur fille au petit Niall, lui faisant en même temps un topo façon "comment s'occuper d'un nouveau-né, leçon n°1 : Le tenir dans le bon sens". Le Rôdeur profita de ce petit répit pour s'adresser au bretteur.

"Il faudra qu'on parle, Alan..."

En vérité, il y avait tout à dire, ou presque, avec le survivant. Les pleurs de l'enfant, qui avaient commencé lorsqu'on l'avait enlevé à son père, se calmèrent lorsqu'elle découvrit un nouveau personnage. Dans le même temps, la barde vint se planter devant lui, l'air sévère. Cela faillit le faire sourire, de la voir avec une expression aussi rude, comme si elle voulait le réprimander ou l'intimider - la reconnaissance faciale n'étant définitivement pas son fort - de toute la hauteur de ses trois pommes. Seulement son sérieux n'invitait pas le placide Rôdeur, ou ce qu'il en restait, à rire.

- Retires ta tunique.

Il haussa le sourcil de son œil restant. Voilà une phrase qu'il ne s'attendait pas à entendre de la bouche de la musicienne. Cela dit, il craignait que ça ait à voir avec son état de santé. La douleur de son dos ne se calmait pas, et si l'instinct féminin était vraiment aussi...mystique qu'on le prétendait, cela ne l'étonnerait pas qu'elle l'ait remarqué.
Aussi le Rôdeur préféra ne pas discuter. Ce n'était pas son genre de perdre du temps en vain, alors s'il était blessé ça se verrait et advienne que pourra et s'il était relativement indemne, alors ça se verrait aussi et Liyu serait rassurée. Grimaçant encore un peu plus, le géant se tortilla pour se défaire de la tunique qu'il avait déjà peiné à enfiler, dévoilant ainsi toute sa stature. Une ossature épaisse, couverte de puissants muscles...et secs comme les sables d'Hatary.

Malgré son état, Kerorian restait une force de la nature, au corps forgé par des efforts constants, musclé par le port de sa lourde armure et de son épée titanesque et taillé par une aventure permanente. Ajouté à sa carrure naturelle, il donnait une bonne idée de ce qu'est vraiment "un colosse".
Enfin...cela, c'était s'il était en bonne santé. Sa démence et la corruption de son épée l'avaient amené à oublier de s'alimenter, de se reposer, de se soigner...et il avait commencé à dépérir. Sa peau était desséchée, déchirée, d'innombrables cicatrices formant des bourrelets de chair ou bien des croûtes, parfois fines et discrètes au milieu des autres, parfois assez larges pour traverser toute sa poitrine ou son abdomen. Quelques unes étaient fraîches, presque sur le point de se rouvrir. Celles-ci avaient été guéries par la potion. Il était pâle, pâle comme la mort, car si son visage était blafard au moins il connaissait un minimum...voire énormément le soleil. Pas son corps, enfermé dans le noir sous son armure, il demeurait blanc comme la neige des monts de Daein. Plus encore dans son état de santé. Et cela ne s'arrangeait pas dans son dos, et n'épargnait pas non plus ses bras. Une cicatrice partait même depuis les côtes jusqu'à sa hanche, disparaissant sous son pantalon. Sa plaie continuait à goutter un peu de sang, l’hémorragie était faible, mais elle refusait de se refermer.

"Je n'ai rien, ne t'en fais pas. Juste un peu fatigué, peut-être..."

Kerorian ne voulait pas lui donner de raisons de s'inquiéter. D'une part car il a horreur de s'apitoyer sur son sort et au moins autant de demander de l'aide, d'autre part car la barde venait tout juste d'accoucher, et qu'il aurait déjà essayé d'éviter d'être une source d'angoisse et de stress en temps normal, alors dans une telle situation... Il remarqua alors le sang sur sa tunique, et commença à se dire que c'était hautement compromis.