Voila plusieurs jours que j’avais quitté Sienne. Bien du temps avait passé depuis la dernière ballade que je m’étais octroyé et la découverte d’un paysage parfaitement organisé par les soins de notre Déesse était un plaisir que je redécouvrais en cet instant. Je regrette que ma plume ne soit plus affûtée pour pouvoir coucher sur ce papier l’impression de majesté qui se dégageait du soleil levant. La légère rosée s’était déposée quelques dizaines de minutes auparavant et jamais auparavant une herbe ne m’avait parue aussi verte. J’adressais une prière à Celle qui organise nos vies avant de rassembler mes quelques effets et me mettre en route. J’adressais mes vœux de bonheur au jeune couple qui m’avait offert un toit pour la nuit.
La fraîcheur de la nuit était encore présente bien que la lumière de Son astre ne monta rapidement dans le ciel et même une marche rapide ne me permettait pas de conserver le peu de chaleur que j’avais réussi à accumuler. Il se trouve que c’était précisément en ce genre d’instant que l’envie me prenait de retourner à la Grande Sienne. Au temple commençait alors à se répandre l’idée que nul serviteur de la Déesse n’aurait dû avoir à subir les intempéries, ni souffrir des affres de Sa création. De plus en plus de prêtres adhéraient alors à l’idée qu’ils constituaient l’élite des Beorcs et venaient après les nobles, les commerçants et ainsi de suite. Ce nouveau mouvement de la pensée théologique ne l’était en rien. Voila plusieurs siècles que circulait l’illusion parmi le clergé que notre caste était constituée d’êtres élus. Un certain nombre de prêtres avaient alors réagis et le débat qui en avait découlé était toujours d’actualité quand je franchissais les portes de la Grande Sienne.
Au final, étais-je différent de ce Beorc qui marchais plusieurs mètres devant moi, la crasse au visage et la misère sur ses épaules ? Notre seule vraie différence était la déférence que nous avions pour notre Créatrice. Mais comme le forgeron aime son acier et l’ébéniste son bois, il aimait ce qui le faisait exister. Nous prêtres existons pour la Déesse. Cela nous rends-t-il meilleurs que les autres mortels ? Assurément que non. Chacun d’entre nous vivons pour ce que nous avons choisis de révérer. Mais voila qui déplace subtilement le débat et il me semble que j’arrive en vue d’une de ces tavernes qui rythment mes marches. Je dois avouer à regret que je suis obligé de faire halte à chacune d’entre elles pour récupérer.
L’endroit n’avait rien d’insalubre mais la propreté n’était pas non plus maîtresse des lieux. Au vu de l’incroyable population qui semblait réunie dans un bâtiment aussi exigu, il me paraissait incroyable que la taverne puisse être mieux tenue qu’un cloaque. Aucune table n’était libre et la perspective de me joindre à un groupe de mercenaire déjà éméché malgré l’heure matinal ne m’attirait guère. Il me semblait que l’homme que je suivais quelques minutes auparavant était assis dans le fond de la salle. Son attention semblait essentiellement tournée vers son intérieur, de sorte que je n’avais sans doute pas à craindre qu’il puisse être fondamentalement quelqu’un de mauvais. L’étude des Rapports Humains, écrit prêt d’une décennie plus tôt, mettait en avant que l’introspection était la première qualité d’un homme sans malice. Je priais pour que son auteur ait raison et m’avançait pour tenter de gagner une place à la table de cet homme.
Alors que je m’approchais, j’eus le temps de le détailler assez convenablement. Habillé de haillons, il semblait plus tenir de l’animal que d’autre chose : ses cheveux gris semblaient n’être qu’une fourrure dans laquelle il avait enfouie son visage, maintenant caché ses traits et son odeur le plus simple et élémentaire rebutant à la compagnie humaine. Je savais que la route était peuplée de cette espèce d’homme qui semblait vivre là où d’autres auraient déjà renoncé au présent divin. Sans doute était-ce un vagabond abandonné par la société ou le rebuts d’un village qui fut jadis rasé par la guerre. Quand je fus assez proche, je pris le parti de m’adresser directement à lui.
« Excusez-moi, la place est-elle libre ? »