Depuis qu'il était à Criméa, rien ne semblait se dérouler comme prévu. Certes, Veith avait imaginé que sa tâche ne serait pas simple; pourtant, voir que les choses étaient si difficiles ne faisait que l'alarmer davantage au sujet des opinions extrémistes et haineuses de la majorité de la population Beorc.

Une fois au coeur du royaume, il avait été surpris de constater à quel point les esprits étaient fermés, malgré l'influence bénéfique de la royauté et les contacts réguliers et amicaux entrepris entre cette nation et ses voisins de Gallia. Assurément, même un gouvernement exemplaire trouvait forcément ses limites en la crédulité des hommes - d'autant plus que cette crédulité était née de la peur, de la méfiance. Encore maladroit, n'y trouvant pas de solution, Veith avait régulièrement mis ses talents d'orateur à l'épreuve en montant sur son chariot afin de discourir sans relâche au beau milieu des divers villages du pays. La première bourgade visitée avait, à son arrivée, accueilli son opinion avec curiosité; le lendemain, les habitants l'avaient hué en passant devant lui; le surlendemain, des jets de pierres et des cris l'avaient forcé à décamper sans demander son reste. Et, partout où il avait depuis prôné le respect entre les deux races de Tellius, la réaction était la même. L'écrasante majorité de ceux qui avaient laissé les haines encore trop récentes refaire surface faisaient taire ceux qui ne souhaitaient que la paix: ainsi, le message ne pouvait passer.

Malgré tout, l'ancien tacticien s'acharnait à progresser vers l'intérieur des terres de Criméa, au hasard des chemins. S'il n'était pas si borné, il n'en serait pas là actuellement - à savoir, bloqué au milieu de nulle part, une roue de son chariot ayant littéralement jailli hors de l'essieu. Bien évidemment, rien n'était à disposition pour la fixer à nouveau; il aurait en outre fallu une paire de bras supplémentaire pour soulever le lourd attelage durant l'ouvrage, ce qui manquait cruellement lorsqu'on était si loin de toute civilisation que l'on ne pouvait même plus distinguer les lueurs des flambeaux.

Après un juron sonore, Veith s'était fait une raison: il lui fallait impérativement de l'aide, quitte à faire le chemin à pied jusqu'à la ville la plus proche. Voilà qui lui apprendrait à ne plus voyager de nuit.

Toutefois, dans son malheur, la chance lui sourit enfin. A peine eut-il marché durant cinq minutes qu'il aperçut une maison isolée, à quelques dizaines de mètres sur sa droite. Priant pour qu'elle soit habitée, il s'en approcha; à sa plus grande joie, il ne mit pas longtemps à repérer l'homme qui était assis à même le sol, non loin d'elle. Un homme qui... mais il était armé! Sa satisfaction se métamorphosa en méfiance vis-à-vis de l'inconnu, et il ralentit le pas en discernant la position de celui-ci. Manifestement, il était prêt à défourailler, battant en retraite par sécurité vers l'abri offert par la bâtisse. Peut-être protégeait-il son espace vital, tout simplement? Par simple précaution, Veith plaça sa main droite sur le manche de sa propre arme, qui se balançait naturellement à sa ceinture. Quant à la gauche, il la leva, paume vers l'avant, en un signe qui se voulait rassurant.


- Holà! Nul besoin de vous montrer si méfiant. Je suis simplement un... voyageur, si l'on peut dire. J'ai été, disons, forcé de quitter le village dans lequel je séjournais jusqu'à présent; mon chariot a roulé sur une pierre, et je suis coincé ici. Je ne vous demanderai pas le gîte - si vous vivez ici, ce doit être par désir de tranquillité; toutefois, j'apprécierais beaucoup d'obtenir un peu d'aide pour soulever ce fichu essieu tandis que je replace la roue à son emplacement d'origine. Cela vous dérangerait-il...?


La fin de la phrase était implicite. Il avait débité tout cela sans l'ombre d'un sourire, mais d'un ton chaleureux et posé, comme à son habitude. Restait à voir si l'inconnu allait l'aider, ou bien se jeter sur lui comme un bourrin. Voire l'envoyer aimablement se faire voir ailleurs que sur son fichu terrain... Oui, c'était également une possibilité.

A son grand soulagement, l'épéiste inconnu n'était définitivement pas belliqueux; il défendait simplement son domaine, à la manière d'une quelconque bête sauvage protégeant sa tanière. Mieux, celui-ci répondit favorablement à sa requête et se retourna brièvement, le temps de verrouiller sa porte à double tour. L'attendant sagement, Veith eut la pensée fugitive que cet homme devait avoir quelque chose de particulier à cacher pour avoir le réflexe de verrouiller l'entrée avant tout départ alors que sa maison était si loin de la civilisation - ou qu'il était un ancien citadin ne s'étant pas encore débarrassé de ses anciennes habitudes -; puis il revint sur ses pas, faisant un petit geste de la main vers un endroit particulier de la forêt en réponse aux interrogations de son interlocuteur.

Il se félicita intérieurement d'avoir emporté ses lunettes: grâce à elles, il pouvait mieux discerner les détails, ce qui s'avérait fort pratique lorsque l'on progressait de nuit en terrain inconnu. Puis une seconde question lui fut adressée.

Dans la pénombre, il eut un demi-sourire. Ce n'était pas de la curiosité, le ton le révélait. Le bonhomme était méfiant - méfiant, mais pas forcément rusé. En admettant que Veith ait été, par exemple, un dangereux assassin, il ne le lui aurait pas révélé la vérité de cette manière, cela allait de soi. Mais, de toute façon, il n'avait rien à cacher... Du moins, pas sur ce sujet. Au pire, si son interlocuteur était lui aussi un anti-Laguz, il s'empresserait probablement de l'aider à mettre les voiles pour ne plus avoir à supporter son point de vue. Il haussa les épaules.

Il entama, d'un pas raide mais rapide, une marche soutenue que l'autre n'eut apparemment aucun mal à suivre. Un homme de terrain, en bonne santé physique, donc.

Il força davantage l'allure, allant directement se poster près du chariot en bois. Laissant l'inconnu constater les dégâts, il se saisit de la roue fautive et la posa par terre. Puis il fouilla longuement dans le bric-à-brac qu'il transportait, avant d'en tirer une longue corde, peu épaisse mais très solide. Il la plaça au même endroit, puis posa un genou à terre, près de l'essieu momentanément dénudé.