"...et la déesse un jour se scinda en deux.
La terre s'ouvrit, les cieux rugirent,
le feu jaillit, les flots s'épandirent.
Et en ce monde les peuples s'affrontèrent.
Ô Ashera, déesse Justice, guide notre bras pour pourfendre le tyran et laver de son sang le déshonneur.
Ô Yune, déesse de sang, oppose-lui la fureur nécessaire à l'expression de la liberté.
Ô toute-puissante Ashunera, Équilibre primordiale, veille sur nous et sur nos enfants après nous, afin qu'ils vivent longtemps et dans le meilleur monde possible.
Loués soient vos noms !"
Le général referma avec lenteur le livre sacré puis laissa sa main posée sur la couverture, les yeux clos, afin de s'imprégner de la puissance magique des mots qu'il venait de lire. Un silence pieux s'étendit sur les rangées de jeunes hommes et de jeunes femmes portant des armes de bois, chacun et chacune intimidés au plus haut point par la parole sainte énoncée, ainsi que le prestige du Beorc qui se tenait devant eux.
Après un temps, Mysti rouvrit les yeux et parcourut du regard les allées de nouvelles recrues. En ce jour de fête, la reine avait décrété la mise en place d'une série de réjouissances qui auraient lieu pour le soir : banquets, spectacles artistiques, distribution gracieuse d'ouvrages de sa bibliothèque recopiés par des moines spécialisés dans cette tâche. Le maître des armées avait alors suggéré une manœuvre militaire destinée à marquer le début de la formation des derniers apprentis retenus. Impliqués alors dans la carrière qu'ils avaient choisie, cela confirmerait des vocations, attiserait des curiosités, permettrait le début des entraînements à part, sans que les vétérans ne dénigrent leurs futurs héritiers.
C'est ainsi qu'il se retrouvait devant tous à lire quelques extraits d'une chronique des deux grandes guerres beorcs de l'Histoire et d'inculquer aux impatients les rudiments moraux qui serviraient à faire de leurs combats des faits de gloire et de justice. Il repéra d'ores et déjà les premiers fainéants qui n'avaient pas écouté, ceux dont l'expression affichait du mépris pour les anciens écrits : les rebelles qu'il faudrait plier à la règle un peu plus durement que les autres.
"Gardez en mémoire qu'un esprit sain dégagé de doutes sera votre meilleure arme dans les combats que vous mènerez. Soyez sûrs de vous et vous serez sûrs de l'endroit où frapper, de la force à mettre dans vos coups et de résister à ceux que vous recevrez."
Pour l'exemple, il marcha sur le pied d'un jeune homme qui bâillait largement. Il était arrivé dans son dos et passa devant lui d'un air impassible.
"T'ennuierais-je pas hasard ?
-Euh non non... ! Pas du tout ! J'ai passé une mauvaise nuit et...
-Suffit. Je ne veux pas connaître ton motif. Si tu es ici par obligation ou seulement pour apprendre à tuer, je te renvoie de l'armée sur-le-champ. Nous sommes avant tout voués à protéger les faibles contre les forts ainsi que la paix et la stabilité du royaume.
-B-Bien."
Le général sourit et donna une tape amicale dans le dos de l'apprenti avant de lui préciser que s'il était vraiment fatigué, il devrait veiller à mieux dormir au lieu de se distraire avec une fille ou une chope. Ce conseil fit rougir l'interpelé et rire plusieurs autres autour de lui.
La cérémonie d'initiation se poursuivit dans la bonne humeur, ponctuée de quelques plaisanteries de Mysti qui sentait l'atmosphère tendue. Pendant qu'on donnait des protections de cuir à chacun, il parcourut les derniers rangs à la recherche des défauts dans les postures des jeunes enrôlés.
Enfin, il retourna sur l'estrade qu'il avait quittée et donna le signal de départ des combats d'entraînement. Devant lui, tous s'affrontèrent d'abord à la lance, puis à l'épée. On avait confié les archers et les cavaliers à d'autres généraux afin qu'ils s'en occupent sur un terrain plus approprié que la cour centrale du château royal. Les mages passeraient pendant l'après-midi, une fois tout le monde placé à une distance sécurisée des mannequins qui allaient subir les premiers essais des disciples fraîchement sortis de l'école de magie.
"Plus haut ce poignet ! Et toi, recule ta jambe, tu n'as pas assez de force sur ton point d'appui. Oui... Bien. Continuez jeune fille. Attention ! Pas de gestes trop larges... Non, non, NON cela ne va pas ! Changez de partenaire, vous êtes trop inégaux. Encore, oui. Là... Vous, trop doux. Mettez plus d'enthousiasme."
Trois heures entrecoupées de pauses passèrent. Contrôlés régulièrement par le général des armées ou ceux des différents corps qui la composaient, les aspirants purent déceler leurs limites, se fixer de nouveaux objectifs et éprouver la fatigue du guerrier. Certains se laissaient complètement décontenancer lorsque le Béorc à l'épée de verre passait près d'eux, d'autres bombaient le torse et déclenchaient alors une pluie de coups mal placés et injustifiés rapidement corrigés.
Revenu observer depuis le haut de son estrade, Mysti fut si absorbé par la recherche de défauts dans la technique de ces futurs soldats que lorsqu'il entendit des pas s'approcher par-derrière, il saisit une épée de bois devant lui et lui appliqua le même geste que sa tête. Son regard s'arrêta sur Elincia et sa lame s'arrêta net à un centimètre de sa gorge, parfaitement immobile. La reine sourit et leva les bras en signe de reddition.
"Encore une fois, je serais morte si j'avais été une ennemie. Il suffisait de ne pas t'arrêter, n'est-ce pas ?
-Ma reine... En effet.
-Allons, pas de formalités entre nous. Comment sont-ils ?
-Jeunes et orgueilleux bien sûr. Il y a de très bons éléments et d'autres qui auront besoin de temps. Je suis satisfait cependant du choix de nos maîtres d'armes.
-Je vois. C'est une bonne chose."
Mysti fit un pas en avant et inspira puissamment avant de lancer d'une voix puissante :
"Fin des combats ! Saluez comme il se doit notre bienfaitrice, la reine Elincia !"
Les apprentis s'arrêtèrent, s'agenouillèrent précipitamment en reprenant leur souffle. Les généraux et leurs seconds officiers s'inclinèrent plus ou moins selon leur grade. Mysti se retourna vers son enfance, se pencha pour cueillir sa main et y déposer un baiser comme il était d'usage chez les gentilshommes. Ce ne fut que lorsque lui se redressa que les autres le firent aussi. Il annonça la fin de l'entraînement pour les bretteurs et lanciers, afin qu'ils aillent déjeuner et laissent préparer le terrain pour les mages l'après-midi. La reine entraîna son ami par la main vers l'intérieur du donjon et fit signe à sa garde rapprochée de la suivre. Les trois protecteurs d'Elincia jetèrent un regard complice à Mysti qui retint un soupir : ce n'était pas dans l'éthique royale de le favoriser par rapport aux autres et il en était gêné.
Elle l'attira jusqu'aux cuisines où une table avait été dressée pour deux, avec des mets fumants et abondants.
"Que signifie cela ?
-Je voulais m'accorder un moment de solitude avec mon meilleur ami. Est-ce que ma fonction de reine me l'interdit, général ?
-Je suppose que non mais le conseil pourrait s'en offusquer et..."
Avant qu'il ne termine, elle avait posé un index sur ses lèvres afin qu'il se taise. Il obéit et lui recula la chaise pour qu'elle s’assoie la première, puis ôta sa cape et fit de même.