J'ai changé. Comme tout le monde. Je ne me rappelle plus qui j'étais avant. Je sais juste qu'il y a cette immense soif de vengeance dans mon cœur. Là où certains s'accrochent en se disant que tout ira mieux, il ne me reste plus que la haine, la violence, et cette inexorable envie de broyer quelques nuques entre mes serres. C'est tout ce qui me maintient encore en vie. Oh, je pourrais dire aussi que je suis fidèle à mon roi, discrète comme la Mort qui vient faucher ses élus dans leur sommeil. Que mon élégance n'a d'égale que ma cruauté et mon mépris pour les humains, la souffrance qu'ils m'obligent à endurer. Je pourrais dire encore ma rigueur, ma détermination, les soins que j'apporte à mon travail. Mais tout cela n'a aucun sens face à ce vide qui m'entoure corps et âme. La nourriture n'a plus de goût. Le vent ne chante plus à mes oreilles. Les belles couleurs sont toutes devenues ternes et les rayons du soleil aussi froids qu'une lame se plantant dans la chair pourrie. Je ne suis qu'une ombre. Peut-être la dernière qu'il vous sera donnée d'apercevoir avant de chuter.

Caliane s'est fait une force de sa petite taille. Du haut de son mètre soixante, elle ne rougit devant personne puisque sa légèreté et son aérodynamisme font d'elle une éclaireuse de premier choix parmi les faucons. Toute sa silhouette n'est que muscles parfaitement dessinés, lui permettant de soutenir l'effort de vol. Elle fait partie des rares oiseaux capables de suivre le roi Tibarn lorsqu'il vole à vitesse maximale, bien que sa force soit bien loin d'égaler la sienne en terme de puissance brute. Elle est également capable de décoller sans élan et de planer si haut qu'on ne voit plus qu'un point dans le ciel à son passage, voire même rien du tout si l'éclat du soleil aveugle la personne qui la regarde au sol. Ses yeux sont d'un or tirant légèrement sur le brun, qui peut paraître noir vu de loin. Sa peau est plutôt mate, du fait d'avoir souvent volé sous un soleil de plomb ou attendu immobile au sol.
Sous son apparence humaine, elle est plutôt svelte et sensuelle, bien que toujours plus robuste que ce que l'on attend d'une femme. Ses grandes ailes sont naturellement brunes, mais elle les teint systématiquement en noir, parfois pendant des heures, afin de parfaire son camouflage de nuit ou d'être confondue avec un corbeau par d'autres que ces derniers.

Dans toutes les histoires il y a toujours des souvenirs heureux. Le premier regard porté sur la nichée. La chaleur douce et soyeuse du plumage maternel. Les premiers vers déchiquetés, les pépiements joyeux, la première transformation réussie, le premier envol... Ce sont ces détails-là que l'on répétera encore et encore, car ce sont eux que l'on veut retenir comme la marque d'un temps béni où rien d'autre n'avait d'importance que de grandir. Ce sont ceux-là qui narreront à qui voudra l'entendre que la vie est une belle chose, et que le premier regard sera toujours le plus essentiel, car il n'existe pas encore de précédent, de tache sur la toile blanche d'un tableau encore à peindre.

Il faudra retenir autre chose de celle-ci. La fin tragique d'une famille. La guerre. Le sang. Revenons au commencement. L'île de Phoenicis jouissait d'une paix toute relative depuis des centaines d'années, occupée à se disputer avec les corbeaux de Kilvas et à servir avec dévotion la famille royale des hérons. Ceux-ci, peuplant majoritairement la forêt de Serenes près de Begnion, furent un jour exterminés par des chasseurs d'esclaves, des mercenaires, des beorcs sans foi ni loi en somme, qui voulaient les mettre en cage pour leur beauté et leur majesté naturelles. On ne revit alors plus que le prince Reyson, la princesse Leanne, et leur père Lorazieh qui succomba au poids des âges et de l'inquiétude peu après. Ce fut le premier âge de la méfiance.

La haine entre beorcs et laguz s'installa progressivement sur tout le continent, excepté à Criméa où, même si les relations se tendaient, on ne céda pas à la facilité d'accuser son voisin à cause de sa race. Les corbeaux se spécialisèrent même dans le détroussage de navires civils et pirates, creusant le fossé qui séparait ces pauvres humains et les laguz. Cette époque était encore presque insouciante. J'y apprenais, par devoir et par plaisir, la course et la vitesse, l'esquive et la chasse. J'y développai le goût du prédateur et l'exigence du combat. Je voulais faire honneur aux miens et trouver ma place au sein du nid. Bien vite je constatai que je n'étais pas taillée pour transpercer mes adversaires de part en part, trop petite et manquant de puissance, mais je compensai par ma ruse et mon agilité. La course devint mon empire et le ciel mon terrain de jeu privilégié. Banal me direz-vous ? Je voyais plus grand. Les prémices d'une guerre, avec les corbeaux tout d'abord, puis avec les béorcs, me firent redoubler d'efforts, jusqu'à temps que je m'astreigne à dépasser le roi lui-même dans ses folles équipées. Il interdisait aux jeunes comme moi et ma sœur de le suivre, mais je m'obstinai, forçant l'allure pour le suivre, parfois jusqu'à me froisser une aile et me trouver obligée de rester au sol plusieurs jours durant.

Un jour, le vent porta la rumeur d'un conflit ouvert entre les beorcs. Le lointain pays de Daein envahissait Criméa, où le roi Renning, le seul souverain sympathique à nos yeux, connut la mort, prétendit-on. Sa fille cachée, nous apprit Sa Hauteur Tibarn, était parvenue à s'enfuir grâce à l'aide de mercenaires beorcs de son pays, et ils se dirigeaient vers Gallia où le roi Caineghis s'apprêtait à les accueillir en hommage à Renning. Les faucons ne connaissant nulle frontière, Tibarn envoya plusieurs d'entre nous poser nos yeux et nos oreilles discrètement là-bas. Ce fut ma première mission, et je la remplis avec le sérieux d'un poussin voulant accomplir son premier fait d'armes. Bien sûr, j'avais pour consigne de ne pas engager le combat, à n'importe quel prix, mais il me fallait pourtant m'approcher plus près que d'ordinaire pour obtenir les informations que Phoenicis demandait.

Le conflit se poursuivit, et Gallia s'engagea. Nous aurions pu passer outre et continuer notre existence simple, si seulement la Princesse Cachée et son équipage n'avaient pas choisi de passer par bateau près de notre île, puis si les beorcs ne s'en étaient pas pris une fois de plus aux hérons. Nous nous retrouvâmes bientôt à prendre parti pour la nation criméane et à engager nos propres forces pour écraser le roi Ashnard de Daein. De grands et beaux faucons tombèrent, mais bientôt la nation de feu Renning triompha, et un semblant de paix revint sur Tellius. Les hérons nous étaient revenus sains et saufs et les affaires beorcs ne nous regardaient plus.

C'est à cette époque que je mettais au monde ma première nichée. Il s'appelait Nadiel, son plumage était brun tacheté de noir et il alliait force et douceur. Plus grand que moi, moins espiègle, il me donna quatre beaux poussins dont l'un mourut lors de son premier envol... Au sein de Phoenicis, il occupait le rôle d'un chasseur-nourricier lors de la saison des amours, et d'un assassin du roi lorsque les petits atteignaient l'âge de se nourrir seuls. Il m'a appris de nombreuses choses sur l'art de se prémunir des blessures et d'en infliger de petites, mais bien plus handicapantes. Je lui dois une part de ma survie. Dès lors que l'on nous demandait de combattre, on me touchait de moins en moins, jamais au visage, jamais aux points vitaux. Cette formidable expérience me permit de devenir une éclaireuse en titre de Phoenicis, voire même parfois une espionne. J'eus l'idée un jour en observant bien loin des beorcs, de me teindre les plumes en noir, de façon à être moins visible la nuit, et que l'on me confonde même avec ces pendards de corbeaux. Le roi Naesala avait prouvé à plusieurs reprises qu'il n'était pas digne de confiance, et surtout pas pour protéger le prince Reyson qu'il avait livré à des marchands d'esclaves...

La seconde guerre survint. Comme la précédente, nous nous attendions à l'appel de Gallia, de Criméa. Cette fois pourtant le conflit prit une toute autre ampleur. La personne à la tête de l'armée de Daein, soulevée contre les occupants de Begnion puisque Criméa y avait renoncé, se trouva être une Marquée, descendante d'une des plus grandes prêtresses de Begnion et qui gardait en sa possession le secret d'un galdr enseigné par Yune elle-même ! Nous découvrîmes même l'existence de laguz-loups, et la survie parmi eux du prince héron Rafiel, dont les ailes endommagées ne lui avaient jamais permis de revenir aux pays des oiseaux ! Les intrigues se succédant parmi les humains, deux grandes armées virent le jour : celle des laguz et de Criméa souhaitant la paix et la liberté de toutes les races, face à celle de Begnion. Les batailles furent sanglantes, décimant les rangs de toutes parts dans un chaos sans nom. Daein avait le pouvoir de faire pencher la balance, et ce pouvoir se manifesta avec le galdr, qui libéra la déesse Ashera de son long sommeil et la déesse Yune de sa forme d'emprunt. Un grand éclair blanc se répandit sur le continent tout entier et j'eus juste le temps de me poser avant le néant.

La suite, le roi et ses héros nous la racontèrent eux-mêmes. Nous avions été changés en pierre, jugés indignes, impurs. Ceux qui demeuraient, toutes nations confondus, s'unirent alors pour la survie de Tellius, pour tous, y compris les dragons qui gardaient le silence depuis des millénaires. La déesse du Chaos fut vaincue et retourna dans l'éther ou on ne sait trop où, quand Yune arpenta la nature sous diverses formes que l'on ne connaît plus aujourd'hui. Tout redevenait normal... à ceci près que la guerre avait fauché ma sœur, elle aussi éclaireuse, mes enfants trop jeunes, et même Nadiel.

J'ai erré pendant des jours sur les champs de bataille pour les retrouver et confirmer le pressentiment qui me serrait les entrailles. L'un après l'autre, j'ai vu leurs corps mutilés, inertes. Je ne pouvais pas me réjouir de notre victoire. Jamais. Pas à ce prix-là. Même après plusieurs mois, je ne souriais plus, je ne m'entraînais que par obligation, déchirée par tout ce que ces misérables humains avaient détruit dans leur folie ! Sans eux, sans leur guerre, sans Renning -toujours vivant au passage !-, les faucons n'auraient jamais eu à tant perdre, j'aurais encore ma famille !

Tibarn fut nommé non plus roi des Faucons, mais roi des Oiseaux. Ainsi, récupérant les terres qui leur appartenaient de droit grâce à une entente avec l'impératrice Sanaki de Begnion, les hérons et les oiseaux retournèrent à Serenes, pour honorer la paix. Je suivis mon peuple et mon roi avec la vision d'un monde de sang et d'amertume me hantant chaque nuit. C'en était trop. Il me fallait un moyen pour évacuer ma colère et le dégoût que j'éprouvais avant de devenir folle. Je pris donc ma forme ailée, lissai mon plumage jusqu'à la perfection puis me dirigeai vers le nid du roi. Comment lui demander de pouvoir punir les beorcs dont il s'était montré l'allié ? Indécise, je suis restée là. Jusqu'à ce qu'il se plantât lui-même devant moi, me tirant de ma rêverie.

"Eh bien ! D'ordinaire je te distingue à peine, et aujourd'hui je te fais peur ! Dis-moi donc, Plume, ce qui te tracasse tant. Tu penses encore à eux ?
-Oui. Et à tout ce gâchis. Je ne rêve que de réduire en miettes cette race maudite !
-Du calme ! Dois-je te rappeler que sans eux, sans cette femme issue d'un laguz et de leur race, sans ces rois et ces reines des autres pays, nous serions tous changés en pierre ou anéantis à l'heure qu'il est ?
-Sans eux, sans leurs guerres, rien de tout cela ne serait survenu ! Alors j'ai pensé à quelque chose... Si vous le permettez.
-Parle, je t'écoute.
-Je veux partir de Serenes et devenir mercenaire. Je veux vendre mes serres à qui il me plaira.
-Pourquoi ? Tu veux vendre tes services à ceux que tu hais le plus au monde ? Pour le plaisir de taillader les uns et les autres ?
-Précisément.
-Tu sais que tu ne dois pas tuer par plaisir. On te poursuivrait alors, et l'honneur des oiseaux serait bafoué.
-Je tuerai qui on me dira de tuer, tant que c'est un beorc. Mais parfois, un accident est si vite arrivé... C'est difficile de ramener une cible vivante avec des serres aussi grandes et perçantes.
-HA HA HA ! Eh bien, je ne peux empêcher mes oisillons de voler là où bon leur semble. Mais il y a une condition supplémentaire à cela. Si je te fais chercher, tu restes au service des oiseaux, au mien, quelle que soit ta mission. Si je t'ordonne d'arrêter, tu arrêteras, ou bien je serai obligé de te tuer moi-même. Si tes contrats mettent en péril les laguz et la paix avec les beorcs, je te tuerai aussi. Tâche de faire preuve de sagesse et de raison.
-Bien sûr mon roi. Je suis vôtre avant tout. Je vous remercie de votre grande compréhension à son égard.
-J'ai hâte d'entendre parler des exploits de Reine. Que le vent t'accompagne."

Voilà mon histoire. Et le début de ma vengeance.