Cette histoire remonte à plusieurs siècles. La plupart d'entre vous n'étaient pas nés, ou peut-être de simples jouvenceaux et jouvencelles. Cela se passait bien avant les guerres, quand le monde ignorait encore l'existence des Marqués et les différends qui ont déchiré le continent ces dernières années.
Au sein du peuple très fermé et très secret des dragons, vivait une femelle ni particulièrement haut placée, ni vraiment au bas de l'échelle sociale. Elle vivait, comme un peu tous, à la fois à l'écart du groupe et avec lui, selon les occasions, les cérémonies rituelles à observer ou d'autres événements de ce type. De temps en temps, elle appréciait de se promener seule pendant de longues journées parmi les montagnes, au cœur des forêts denses ou dans le secret de la nuit près des villes beorcs.
Curieuse, elle souhaitait voir de ses yeux les coutumes que l'on décrivait chez ce peuple d'êtres roses et faibles. Elle observait à bonne distance la bougie allumée à une fenêtre ou l'âtre d'un foyer, guettait les silhouettes que son peuple ne côtoyait jamais.
Un jour, le destin voulut qu'une odeur la détournât de son trajet habituel : elle se trouvait dans les bois, sûre que la frontière entre Goldoa et Begnion n'avait lieu d'être franchie. Pourtant, la fragrance d'une blessure, de sang, flottait dans l'air. Elle se montra prudente, avança sans se faire remarquer au travers des feuillages familiers, pour découvrir un homme au pied d'une cascade qui lavait une plaie profonde sur son bras et la pansait de son mieux. Son cheval paraissait épuisé, en sueur, et refuserait probablement d'avancer avant une heure ou deux de repos. Ce regard suffit, depuis sa cachette, à ce que la dragonne fût comme ironiquement frappée par la foudre.
Il était beau, les cheveux noirs coupés courts au niveau de sa nuque, de taille moyenne, svelte et souple. Sa faiblesse, son humanité, la séduisit sans qu'elle n'expliquât pourquoi.
Elle fit intentionnellement bruisser les buissons en s'approchant, suscitant aussitôt une réaction de peur et de nervosité chez l'individu, qui se calma en remarquant une femme seule, apparemment pas hostile.
«
Ashera soit louée ! Je ne pensais pas rencontrer âme qui vive par ici ! Mes compagnons et moi-même chassions le bouquetin des montagnes, mais il y a eu un éboulement et ils se sont tous fait ensevelir, dans cette direction. J'ai eu de la chance de n'avoir que cette blessure, mais je suis perdu... Pourriez-vous m'aider ? Y a-t-il un village proche ? »
Toutes les mises en garde de son peuple sur les beorcs tonnaient dans sa tête. Ne pas se mêler à eux. Rester loin de leurs armes. Loin de leur vanité. Loin de leur pouvoir. Des Hommes comme lui utilisaient parfois la magie pour faire tomber la foudre, seule chose que craignait les dragons. Elle le scruta longuement et sa bouche demeura close. Sur sa selle, une arbalète et une épée, un bouquetin sanguinolent attachée comme proie et rien de plus. Sa bouche demeura obstinément close et elle ne savait pas quelle conduite adopter. Si elle ne disait rien, le beorc risquait de se sentir offensé. Si elle parlait, la loi lui interdisait de révéler l'emplacement des tribus dragonnes ou quoi que ce fût de leurs coutumes.
Elle tendit le bras vers l'est. Un petit chemin grimpait dans la montagne. Pour l'avoir déjà emprunté, elle savait que des traces y menaient. Probablement des voyageurs se dirigeant vers un gîte d'étape dans leur franchissement des montagnes en direction d'un port enfoncé dans une baie non loin. Tout en avançant, elle se pencha sur la blessure du malheureux. Le chasseur semblait confus, tarda à comprendre le message. Peut-être avait-il affaire à une muette ? Il se laissa faire lorsqu'elle saisit les morceaux de tissu déchirés qu'il s'employait à nouer autour de bras pour l'aider à se soigner correctement, grimaça mais lui adressa un regard reconnaissant quand enfin il put s'asseoir et se reposer, hors de danger.
«
Là-bas. Dans les montagnes. Je n'y suis jamais allée moi-même, mais j'ai vu des empreintes. Il y a peut-être quelque chose.-
Vous n'y vivez pas ? Vous venez de l'autre côté des bois, c'est ça ?-
...-
J'habite de l'autre côté des montagnes. A cinq jours de cheval, en serpentant entre les plateaux, il y a une ville assez importante. Elle sert de point de rencontre entre les marins qui arrivent de l'ouest, les pêcheurs de l'est, et les voyageurs qui embarquent depuis le continent. Mais les champs n'y sont pas très étendus et il faut chasser pour faire manger la population. Chasser... ou essayer. »
Son rire respirait la nervosité, l'adrénaline retombant après le miracle qui venait de le sauver. Elle s'agenouilla face à lui, à bonne distance, les mains posées à plat sur ses cuisses, et ne bougea plus.
«
Reposez-vous. Je vais monter la garde pour vous. »
Le beorc resta bouche bée, sans comprendre, mais ne protesta pas. Son besoin de repos primait sur tout le reste, et il fut bien aise de se voir proposer une telle chose, sans même avoir émis l'idée le premier. Il se sentit soulagé, apaisé aussi par son regard d'une intensité remarquable. Le doré de ses yeux engageait à la confiance, et à compter sur elle, malgré la mort subite qui avait failli l'attraper.
C'est ainsi qu'il s'étendit contre un arbre, tandis qu'elle veillait. Lorsqu'il eut son content de sommeil, il repartit dans la direction indiquée plus tôt, non sans l'avoir chaleureusement remerciée.
Leur histoire aurait pu s'arrêter là, sans compter la détermination et la fougue de ce beorc conquis par la force du destin. Alors qu'elle pensait ne plus jamais reparler à un humain d'aussi près, elle vit un jour dans cette même clairière opportune un paquet déposé sur le sol, au pied de l'arbre contre lequel il s'était assis. Intriguée, elle alla l'inspecter et y trouva de petites statuettes d'argent sculptées, représentant les déesses, un bouquetin et quelques autres personnages dans des situations courantes. Un mot, court, adressait des remerciements à « l'ange qui m'a permis de rentrer chez moi ». Persuadée qu'il s'agissait de lui et prise au jeu, elle voulut lui répondre. Pas aussi habile de ses doigts que lui, elle amena quelques jours plus tard de petites perles brillantes, des fourrures de quelques-unes de ses proies et un mot de réponse lui précisant de faire attention à lui.
Elle revint chaque jour pour sa promenade, espérant voir son paquet disparu. Cela prit du temps, mais il finit par être remplacé par un autre, plus léger mais contenant une lettre plus longue dans laquelle il décrivait un peu sa ville, ses activités. La pluie survenue entre-temps avait quelque peu abîmé les fourrures, et il indiquait un arbre creux dans lequel dissimuler leurs messages pour les garder à l'abri.
De fil en aiguille, de paquet en paquet, et même s'ils ne se croisaient pas, la dragonne et le beorc apprirent à se connaître un peu plus. Ils se languissaient chacun de retourner dans la clairière, d'y trouver quelque chose à remplacer par un autre cadeau, dans le secret de leur seule connaissance. Parfois, la fréquence d'échange s'espaçait de plusieurs mois, et le paquet n'en était que plus épais : le terrain montagneux et les chasses lointaines, expliquait le beorc, l'obligeaient à retarder ses expéditions ou à faire des détours avec ses camarades. Pendant ces temps-là, les lettres lui manquaient.
Les premières neiges tombèrent, et la laguz se demandait si cela constituerait un obstacle pour l'intrépide chasseur dont elle s'éprenait. Elle décida d'installer une petite cabane dans la clairière, prétextant chez les autres dragons qu'elle voulait passer l'hiver dans un lieu différent de son habitude, qu'elle trouvait à son goût. Le beorc ne vint pas. Pas tout de suite. Dans sa cabane, la dragonne disposa tous les petits objets qu'il lui avait offerts, et ceux qu'elle voulait lui donner en retour, de sorte qu'ils se sentent aussi bien à l'aise l'un que l'autre. Et un matin, de retour de corvée de bois pour qu'il pût se chauffer à l'intérieur, elle eut la surprise de le trouver, enveloppé des différentes fourrures que ses paquets contenaient. Tout aussi étonné, par la présence de la cabane notamment, il l'accueillit joyeusement, tendrement...
Leurs lettres prirent vie sur leurs lèvres, et ils parlèrent de longues heures. Le froid empêcha le lendemain le beorc de reprendre la route, alors ils dormirent côte à côte, de nombreuses fois, puis ensemble une fois leur amour avoué. Bien évidemment, ils devaient repartir, lui pour nourrir son peuple, elle pour garder le contact avec les dragons comme le voulaient les coutumes.
Les laguz sentaient leur congénère s'éloigner de plus en plus d'eux, et malgré le soin qu'elle prenait à dissimuler l'odeur du beorc sur elle, ils finirent par s'apercevoir que quelque chose n'allait pas. Au bout d'un temps, on la fit suivre, et on découvrit la cabane. Jusque-là, son attitude ne gênait pas vraiment le groupe. Quand on profita de son absence pour entrer dans la cabane et trouver les objets, certaines lettres, là en revanche la situation se corsa.
La dragonne fut convoquée, confrontée et forcée de parler. Elle eut beau plaider et argumenter qu'il ne savait rien des dragons, qu'elle avait soigneusement omis tout détail les concernant, les autres ne voulurent pas l'écouter, et encore moins lorsqu'elle avoua attendre un enfant de ce beorc. A ce stade, tous les regards se détournèrent d'elle et on la condamna aussitôt à l'exil pur et définitif de Goldoa. Sous ses yeux, la cabane fut brûlée et son contenu méticuleusement détruit. Tout ce que la dragonne possédait de même : elle n'aurait plus qu'à se servir de ses griffes, de ses ailes et de ses crocs pour survivre.
Conspuée et méprisée de toutes parts, elle choisit de s'enfuir dans ces mêmes montagnes qui la séparaient de son bien-aimé, là où la frontière lui ouvrait un monde d'amour et fermait de l'intolérance à ces dragons trop conservateurs. Elle erra plusieurs semaines, peu habituée à l'ascension d'un tel relief et sans oser se transformer trop souvent pour prendre des repères aériens. Plusieurs éboulements manquèrent de la surprendre et elle ne dut son salut qu'à ses ailes, mais sa condition et le manque de nourriture l'affaiblissaient peu à peu.
Les larmes lui brûlant les yeux, la nausée à la gorge, elle crut avec peine à la réalité quand on la retrouva, non loin de la ville en vérité, le beorc de ses rêves à la tête d'une expédition de secours quand il avait trouvé les cendres de leur refuge.
Il la ramena dans sa propre demeure, une maisonnette sans prétentions en périphérie des quartiers marchands d'une ville commerciale prospère. Elle refusa longtemps d'expliquer sa situation, choquée et abattue. Alors, il se contenta de la rassurer du mieux possible, jour après jour, de lui apporter ce dont elle avait besoin, et surtout cet amour pour lequel elle se retrouvait dans cette situation. Elle finit, après la promesse solennelle de ne rien dévoiler à personne, par lui conter toute l'histoire, en commençant par le fait qu'elle appartenait à la race des dragons, jusqu'à sa grossesse. Elle craignit que ce mensonge ne lui attirât sa défaveur, qu'il la rejetât à son tour. Il eut bien du mal à encaisser l'ampleur des révélations et se mura dans un silence pesant pendant plusieurs jours, à ressasser toutes les implications de cette histoire, puis il revint à ses côtés. Elle portait le fruit de leurs unions après tout, et si elle pouvait le duper lui, personne ne verrait dans le village qu'elle possédait cette... différence.
Tout se passa bien. Discrets, aimables, compréhensifs, les voisins ne posèrent pas de questions gênantes sur l'arrivée subite de la dragonne dans leur quotidien. Elle se fit accepter progressivement et on vint même à la trouver particulièrement sympathique, s'attirant l'approbation générale. Le mariage fut splendide, les félicitations de rigueur.
Tout se passa bien, jusqu'au terme de sa grossesse.
*
«
C'est bien, il arrive, je le vois ! Encore un effort ! Allez, on souuuffle et... POUSSEZ ! C'est bien encore ! »
Les cris de la future mère retentirent jusque dans la rue, où les passants au courant de sa situation priaient pour qu'elle survécût, contrairement à tant de ces jeunes femmes qui mouraient en couches. A ses côtés, son conjoint lui tenait la main, l'encourageait par mille petites attentions tandis que la sage-femme procédait. La vue du sang l'impressionna suffisamment pour qu'il pâlît à vue d’œil, se demandant comment une femme pouvait endurer une telle douleur, et aussi à quoi ressemblerait l'enfant qui sortirait de ses cuisses : Homme, ou dragonnet ?
Dans un ultime sursaut, la sage-femme parvint à extraire le nouveau-né du ventre de sa mère, quand tout à coup celle-ci fut prise d'une réaction inhabituelle : le soulagement qui aurait dû suivre la fin du travail se changea en un hurlement de détresse et un vent de magie secoua toute la maison jusqu'à en faire trembler les meubles. Si les laguz-dragons possédaient la particularité de ne pas afficher de caractéristiques physiques « étranges » sous leur forme humaine comme les félins ou les oiseaux, en revanche celle qui devint dès cet instant une Déchue les vit ressortir comme jamais on ne l'aurait imaginé. Des cornes poussèrent sur son front, des ailes jaillirent de son dos, des griffes au bout de ses doigts et une longue queue couverte d'écailles se forma depuis le creux de ses reins.
Le père récupéra des bras de la sage-femme épouvantée le nourrisson, coupa le cordon et tenta tant bien que mal de la calmer, mais la beorc hurla d'horreur et se rua hors du domicile les mains encore couverte de sang en criant à qui voulait l'entendre que les occupants en étaient maudits. Le village se trouva rapidement alerté et le père dut barricader la porte d'entrée ainsi que les fenêtres pour qu'on les laissât tranquille. Un long siège commença pendant lequel les quolibets et les pierres fusaient du dehors. La dragonne fit de son mieux pour récupérer, réexpliquant un nombre incalculable de fois que cette transformation n'était ni volontaire, ni connue de sa race. Elle tenta encore et encore de reprendre un aspect totalement humain, ou en désespoir de cause totalement draconique, mais ni l'un ni l'autre ne lui revinrent : ses pouvoirs s'étaient envolés avec la naissance de son fils.
Harcelés par la communauté et manquant rapidement de réserves, ils durent se rendre à l'évidence : ils mouraient bientôt de faim si la situation persistait de la sorte. A force de longues négociations de chaque côté d'une porte, le chasseur parvint à obtenir qu'un prêtre entrât seul pour entendre le couple en confession, et organiser leur départ de manière pacifique. Il abandonnait tous ses bien et son existence tranquille aux vautours qui voudraient s'en emparer, pour peu qu'on laissât sa femme et son fils s'en aller sans violence avec lui, quelque part ailleurs.
L'homme de foi cacha son embarras de son mieux, mais son expression à elle seule résumait le trouble dans lequel le plongeait l'apparence extraordinaire de la Déchue. Ils réunirent ce qu'il leur restait de nourriture, vêtements et outils facilement transportables, une petite charrette et un cheval, puis quittèrent les lieux deux jours plus tard.
La rumeur courut si vite dans les bourgades alentours qu'il se révéla impossible de s'installer dans un autre village sans se faire suivre par des importuns. Même cachée par une épaisse cape, les ailes repliées étroitement dessous et la queue attachée à sa taille, une capuche masquant ses cornes, le dragonne et le beorc furent hués à chaque fois et malmenés parfois physiquement.
Décidée à protéger sa famille et n'en pouvant plus de subir cette humiliation quotidienne, la Déchue entraîna alors son mari vers les montagnes, vers Goldoa, où elle savait le territoire assez immense pour pouvoir les cacher. Si les dragons les découvraient, ils iraient encore ailleurs, et ce jusqu'à trouver un endroit où personne ne viendrait plus les déloger.
Leur détermination les rapprocha, leurs déboires les souda plus encore. Le printemps revint finalement, et avec lui l'espoir d'une vie plus facile. Ils trouvèrent un pré au pied des montagnes, en plein milieu d'une forêt. La dragonne abattit des arbres et l'homme se fabriqua une scie et une hache de fortune pour les découper et les assembler en planches. Elle alla chercher de l'eau dans des sources en profondeur et il chassa. Chacun s'accommodait de tâches complémentaires à celles de l'autre, et le soir venu, dans leur bâtisse un peu brinquebalante, exténués, ils regardaient leur enfant gazouiller au sein de sa mère.
«
Je crois que j'ai enfin trouvé un nom qui te plaira. « Merhelyn ».-
Ah ! J'aime beaucoup ! C'est sûr que ça ne ressemble pas à un Charles, un Arthur ou un Anthony, mais il a quelque chose de... différent !-
Différent... c'est exactement cela. »
Jour après jour, ils améliorèrent leur logement et explorèrent les alentours, jusqu'à se rendre maîtres d'une parcelle de terrain inhabitée. Le beorc parvint même à acheter une jument et quelques poules en passant la frontière avec une barbe fournie et des peaux le rendant méconnaissables. Ils érigèrent les barrières d'un enclos et vécurent une vie simple et frugale d'exilés.
Jour après jour également, le temps faisait son office sur l'homme. Vingt années s'écoulèrent de cette manière, et il ressentait les premiers affres de la vieillesse, tandis qu'un bambin grimpait encore sur ses épaules pour qu'il le fît voler. Sa croissance, plus proche que celle des dragons que des beorcs, le fascinait. Il lui apprit de son mieux tout ce qu'il savait, et la dragonne y ajouta la sagesse et les anciens préceptes de son peuple, les légendes, les anciennes langues, et même quelques mots de pouvoir qui permettaient de ressentir la magie en toutes choses et de la canaliser dans des objets.
Une inquiétude persistait cependant : une marque de naissance, sur la joue du petit garçon, ne voulait pas disparaître. Constituée de deux traits se rejoignant en un seul, comme si l'un symbolisait les laguz, l'un les beorcs et le dernier l'union des précédents, elle était connue de la sage-femme du village et probablement distinctive de sa naissance. Le vieil homme évoqua la possibilité que leur fils se mît à voyager, un jour lointain. Cette Marque condamnerait son existence à la même souffrance qu'ils avaient connue. Et la mère ne pourrait retenir éternellement un jeune homme dans la fleur de l'âge.
«
Il est Marqué. Comme si... comme si les déesses elles-mêmes voulaient que son métissage soit connu jusqu'à sa mort ! Que vas-tu faire quand il voudra partir ?-
Je ne sais pas... Je... J'ai peut-être une idée. Quand il sera grand, je trouverai quelqu'un. Je trouverai une personne qui pourra reproduire ce motif sur sa peau, de façon à ce qu'il ne parte plus jamais. Et je dirai que c'est un symbole magique pour lui porter chance. Quelque chose comme ça. Je trouverai ! Ce sera peut-être un mensonge difficile à supporter, mais au moins... il n'aura pas honte de sa famille. Je lui apprendrai tout ce qu'il ne devra pas dire. Je lui ferai mémoriser jour après jour.-
D'accord. Aussi longtemps que je pourrai, je t'y aiderai. Nous avons réussi jusque-là, il n'y a pas de raison. Il faut juste du temps, hein ? Rien que du temps. »
Hélas, de temps il manquait. Les années s'enchaînèrent, et bientôt l'homme mûr devint trop âgé pour remplir ses activités. Sa femme l'épaula, l'aima et l'accompagna dans une mort lente mais douce. Son fils l'aida de son mieux, sans réaliser tout de suite pourquoi sa mère pleurait parfois en silence. Elle semblait si jeune, si forte, mais son père si fragile et courbé... Ce qui devait arriver arriva : le beorc mourut, dans son sommeil. Ils le lavèrent, lui creusèrent un trou qu'ils recouvrirent de terre et de fleurs. Il fallut de nombreux pleurs alors, et plus encore d'heures d'explications pour que Merhelyn comprît toute l'ampleur de la situation. Sa mère ne lui cacha rien mais échelonna les révélations pour qu'il les assimilât une à une et sût comment agir dans une situation délicate.
Le temps passa, et avec lui la peine du duo s'estompa doucement. Ils entreprenaient de se rappeler l'un et l'autre des souvenirs heureux, de l'époque où ils étaient encore trois. Leur petit ermitage ne recevait jamais de visites, mais la Déchue s'efforçait d'y rendre la vie agréable en apprenant chansons, danses, acrobaties ou autre discipline insolite à son fils. Toutefois, la prédiction du beorc se réalisa : un matin le Marqué voulut aller plus loin, plus loin que la forêt qui bruisse, plus haut que la montagne qui glisse, plus profond que les cavernes qui frémissent sous le souffle du vent. Juste une fois, juste une heure. Une petite balade plus accentuée. La dragonne savait que ce désir ne s'éteindrait pas, que l'interdire ne ferait que l'accentuer. Tout comme ces tabous qu'elle avait négligés et écartés d'un geste de la main, un jour Merhelyn désobéirait et suivrait son instinct, parce qu'il le tenait d'une laguz trop curieuse et d'un beorc fougueux.
Elle lui promit qu'il irait, mais pas tout de suite. Âgé de 180 ans, il aurait bientôt atteint une taille plus que raisonnable, et elle détourna son attention en lui apprenant à se défendre. Il ne possédait ni crocs ni griffes, aussi la méthode fut longue à trouver, mais il commença à savoir se servir de ses mains et de ses pieds de façon ingénieuse, à esquiver de plus en plus facilement et à lire les mouvements de son adversaire. Étrangement aussi, lorsqu'il se mettait à danser, sa mère reprenait forces et courage. Elle lui fit remarquer, et lui suggéra de se servir de cet art comme d'une couverture, le jour où il aurait le droit de partir. Mais pour cela, il lui fallait travailler afin de créer des séries de mouvements si belles qu'elles éblouiraient les passants, des acrobaties si incroyables qu'ils en oublieraient de demander qui il était et d'où il venait.
Il s'entraîna durement, et pendant ce temps la Déchue fit en sorte de tenir sa promesse. Dissimulée sous l'apparence d'une voyageuse corpulente, elle sillonna la frontière à la recherche de personnes peu regardantes. On avait oublié depuis longtemps l'histoire d'une femme qui s'était changée à demi en dragon lors de son accouchement et elle se garda bien de la rappeler aux mémoires. Enfin elle trouva, dans un marais, une vieille femme que les autres appelaient sorcière, mais qui connaissait toutes sortes de remèdes et de procédés obscurs. Elle la paya avec de la nourriture et divers services que sa force de laguz lui permettait d'accomplir sans trop de problèmes, l'escorta et la protégea jusqu'à revenir dans son pré, devant son fils. Car les nouvelles qu'elle rapportait, en plus de cette vieille femme, parlaient de guerres auxquelles même les dragons avaient pris part. Isolés du reste du monde, le duo n'en avait jamais entendu parler, aussi la sorcière entreprit de raconter le moindre détail dont elle avait eu vent, et cela terrifia la dragonne. Mais, à ses dires, tout cela était terminé, la discrimination avait disparu, et les enfants de beorcs et de laguz, qu'on appelait « Marqués » pour une raison évidente, étaient reconnus et acceptés par le peu d'individus qui en avaient connaissance.
Le grand gaillard trépignait chaque jour un peu plus, mais il avait fait la promesse de rester là coûte que coûte, jusqu'à ce que sa mère revînt. La rebouteuse s'employa alors à peindre sur son corps, des pieds à la tête, des symboles similaires à la Marque sur sa joue, grâce à une substance qui ne s'effacerait jamais à moins qu'on lui enlevât directement la peau. Ses épaules et ses bras en furent couverts, ses jambes également, et elle poussa l'audace jusqu'à lui dessiner comme une ceinture de runes partant des reins et se rejoignant à l'avant de son corps au-dessus de l'aine. Plus les peintures seraient évidentes et abondantes, et moins elles paraîtraient suspectes.
Son ouvrage accompli, grassement dédommagée, la vieille dame s'en retourna et on n'entendit jamais plus parler d'elle. Quant à Merhelyn, il obtint l'accord de sa mère pour quitter le pré et parcourir le monde, à condition de revenir au moins une fois tous les trois mois la voir, puisque son apparence la contraignait à rester cachée à jamais, et qu'il fût prudent, sage, patient, et ainsi de suite. La séparation se révéla extrêmement difficile pour l'un comme pour l'autre, et le Marqué se retourna très souvent pour vérifier que sa mère se trouvait toujours là où il la laissait. Elle l'observa, les larmes aux yeux, encore et encore, jusqu'à ce que sa silhouette s'effaçât derrière un rocher pour ne plus revenir. Au cas où il ferait demi-tour, elle attendit longuement, plusieurs minutes qui se transformèrent en heures. Sûre alors qu'il s'envolait du nid, elle fondit en pleurs soulagés et amers à la fois. Toute cette vie depuis 200 ans, à tenir bon contre vents et marées, servait finalement à quelque chose. Ce petit être qui avait conditionné tout son avenir vivait enfin libre, comme il le souhaitait. Et sa joie et ses larmes devenaient encore plus vivaces quand il revenait la voir et lui contait ses aventures.
*
Merhelyn songea à retourner en arrière plus d'une fois après ce rocher. Il la voyait, immobile, toujours prête à le recueillir s'il avait peur, s'il se blessait, si des questions l'assaillaient. Mais cette chance de voir d'autres horizons, unique, ne se présenterait pas éternellement. Alors il avança. La montagne ne lui posa pas trop de problèmes : les fourrures couvraient son dos, l'euphorie du départ sa fatigue. L'été lui épargnait les glaces traîtresses et le vent le rafraîchissait. De bonne constitution, il marchait d'un bon pas.
Il suivit scrupuleusement les indications que pendant des années son père et sa mère, puis sa mère seule, lui avaient répété encore et encore. Observer les habitants d'un village avant de les aborder. Poser des questions, mais pas trop. Ne pas prendre les évidences pour acquises. Mentir sur ses origines. Être ouvert à la nouveauté, à l'inconnu, à la différence. Ne pas abandonner. Adopter un autre nom.
Pour éviter que l'exotisme de son patronyme ne trahît son appartenance à une lignée dragonne, il choisit quelque chose de facile à prononcer pour un beorc, qui ne s'éloignait pas trop de son vrai prénom : Merlin.
Il commença par gagner un toit où loger en dansant, car son art ne ressemblait à aucun autre. Musclé et souple, il pratiquait des mouvements rapides, amples et vifs. Il s'aidait des murs et des obstacles pour paraître plus impressionnant encore, marcher sur les mains ou tenir sur la tête. Son corps adoptait de telles attitudes qu'il donnait envie aux autres de se joindre à lui, une énergie palpitante les parcourant. Les jours de pluie, il se résignait à dormir dehors, mal protégé par un porche ou sous un pont. Gagnant en assurance, il s'engagea, pour ces soirs-là, à danser dans les auberges, souvent en partenariat avec des troubadours de passage pour les mêmes raisons. De village en village, il découvrit des personnalités très différentes, parfois dangereuses et mal famées, parfois honnêtes et plus généreuses que de raison.
Des convois militaires passaient occasionnellement, pour relever un régiment de gardes ou une patrouille de routine. Un je ne sais quoi chez eux l'attirait et il pouvait passer des heures à observer deux hommes s'entraîner à l'épée l'un contre l'autre. Il se renseigna sur l'utilité de telles pratiques et apprit vaguement ce que signifiait la guerre. Ces armes, ces entraînements, servaient à tuer. Il tenta sa chance auprès des soldats, avec succès : ses danses aidaient les uns à se détendre, les autres à soulager de vieux problèmes articulaires quand il les initiait à quelques mouvements fort simples à répéter régulièrement.
Il rencontra un forgeron et fut passionné par son travail, sa proximité avec le feu et l'eau, la maîtrise du soufflet, le façonnage des matières provenant de la terre. Il essaya d'apprendre, mais le métier lui parut trop physique, trop épuisant et contraignant à son goût. En revanche, sa connaissances de la langue ancienne lui permettait d'exercer une variante à ce dur labeur : imprégner de magie des objets déjà conçus. Ce talent, qu'il utilisa avec modération sur recommandation de sa mère, lui valait de gagner l'équivalent d'une petite fortune en nourriture, services et biens de première nécessité. On le sollicita souvent pour se faire, sans jamais trop savoir comment qualifier ce métier si étrange. Aussi il chercha lui-même une accroche énergique, simple et aguicheuse.
«
Mesdames et Messieurs, petits et grands ! Merci d'avoir assisté à ma représentation de ce soir, vos applaudissements me font chaud au cœur ! Pour ceux qui seraient arrivés en cours de route, je fais passer une besace parmi vous : à votre bon cœur, cela me permettra de manger, dormir et enrichir mes numéros ! Si certains d'entre vous ont de petits soucis domestiques à régler, je peux vous faire une estimation gratuite ! Runes, charmes porte-bonheurs, enchantements d'armes, potions et fabrication de tomes pour les mages, demandez-moi, je verrai ce que je peux faire ! C'était Merlin dit l'Enchanteur, ce soir et jusqu'à demain ! Merci ! »