Le Rôdeur ne parvenait même plus à discerner clairement la réalité, le monde se tordant en des formes improbables que son oeil dément parvenait à assimiler avec une relative lucidité, les couleurs s'évanouissant pour ne laisser place qu'à un spectre de noir et de gris. Il entendait les choses avec une forme de retardement. Son sang cognait dans ses tempes, chaque battement de cœur se répercutant dans son crâne comme un coup de marteau sur une enclume et rendait pénible l'audition.
Sans parler de cette migraine effroyable qui s'étirait à travers son échine, irradiant jusqu'au bout de ses membres alors qu'il s'efforçait de se retenir, encore et encore.

C'en était trop, encore un seul mot, le moindre murmure, et il arrêterait de se torturer comme ça. Aucune vie n'en valait la peine de toute façon, alors pourquoi les préserver !? Même son souffle se faisait erratique, partagé entre le besoin déchirant d'assouvir ses noirs désirs et la volonté profondément ancrée en lui par son maître de rester sage, de ne pas faillir face à l'adversité.
Il lui fallut un moment pour réaliser que sa mâchoire tremblait. S'il n'était pas crispé à s'en faire mal malgré sa démence, ses dents auraient claqué comme un millier de soldats au pas de course.

Un grondement sourd remonta le long de sa gorge alors qu'il agita le bras, dispersant ce fichu spectre informe qui s'acharnait comme tant d'autres à lui pourrir la vie. Il ne devait pas buter cette chieuse, car ça serait accorder la victoire à ses démons, et il leur en avait déjà que trop offert. Désormais, ça serait lui le seul et unique maître de son corps et de sa pensée, qu'importe ce qu'il devait subir...
Même si ce genre d'épreuve, il s'en passerait bien à l'avenir.

Malgré que le Rôdeur répugne à ces démonstrations de faiblesse, il pressa sa paume contre sa tempe, le crâne endolori comme s'il avait été piétiné par toute l'armée de Daein, tandis que contre toute attente la jeune femme devenait polie et sobrement curieuse. Le changement subit d'attitude laissa perplexe le vagabond vêtu d'ombres et de haillons alors que son cerveau malmené s'efforçait de comprendre ce qui se passait.

Se massant le crâne de ses doigts caparaçonné, Kerorian finit même par hausser un sourcil. La pression commençait à redescendre, les choses s'amélioraient un peu. Enfin, probablement. Son œil solitaire fixa longuement la cavalière. Depuis le début de ses aventures, une chose n'avait jamais changé : Le Rôdeur était taciturne et n'aimait guère parler de lui, encore moins de son passé malgré qu'il n'ait rien à lui reprocher, au contraire.
En particulier avec les gens qui sont parvenus à ce point à l'enrager. Il aurait plutôt envie de lui adresser un doigt évocateur si cela ne risquait pas de réveiller une mauvaise pulsion chez son interlocutrice, et de se barrer en ne lui répondant même plus.
Cela dit, il avait désespérément besoin de se changer un peu les idées. S'il s'éloignait juste comme ça, ses démons le rattraperaient et il ne résisterait pas une seconde fois. Tss. Le guerrier grimaça, puis haussa les épaules, faisant cliqueter les plaques d'armures les recouvrant avant de pointer un doigt vers le Nord.

"Des montagnes, là-bas. J'y ai grandi seul, avec mon Maître."

Il ferma les yeux un bref instant, juste pour prendre une longue inspiration, une bouffée de fraîcheur alors qu'il se replongeait une dizaine d'années en arrière, à cette époque semblait maintenant si lointaine d'innocence et de pureté. Tout était alors si doux, si simple...
Le souvenir des brises fraîches de son foyer, de la compagnie sans mensonge de la nature sauvage, les leçons patientes et si expertes de son mentor, la seule personne qu'il considérait véritablement comme sa famille, la seule entité au monde qui comptait réellement pour lui. Tous ces moments de vie réussirent à l'apaiser un petit peu, chassant l'ombre du Rôdeur pour laisser plus de place au jeune Kerorian, fatigué par les épreuves, mais pas prêt à rendre les armes. Sa voix s'adoucit un peu - si l'on peut considérer qu'être rauque et gutturale à cause de sa gorge fatiguée, ses lèvres sèches et son flegme, c'est s'adoucir - alors qu'il avait une question à poser à son tour.

"Je ne suis plus quelqu'un de fréquentable, la Cavalière...alors pourquoi t'intéresses-tu tant à moi ?"

Bien avant que la rage ne soit le rouge de son sang et que la souffrance ne remplace sa lucidité, le garçon des montagnes était avant tout un être curieux. Maintenant qu'il parvenait à retrouver - pour un temps qu'il savait d'avance hélas que trop éphémère - ses esprits, l'ancien mercenaire qui se nommait bénévole se demandait qu'est-ce qui pouvait bien amener cette femme à braver sa colère, sa violence et sa triste réputation ?