Le monde était plein de grincheux. Certains déploraient la disparition des bonnes vieilles valeurs, à cause de ces jeunes qui n'en faisaient qu'à leur tête... Certains déploraient le recul de l'autorité, prédisant que la société ressemblerait bientôt à ce cauchemar de philosophe où les maîtres flattaient et craignaient leurs élèves... D'autres avaient des plaintes plus prosaïques, et se contentaient de déplorer que l'armée prenne par moments des allures de milice privée à la solde des plus influents. Ignorant comme il l'était, Hugo aurait sans doute ri au nez de ces derniers à peine deux semaines plus tôt, quand il abandonnait Sienne, la Bastide et sa mine. Ce n'était que maintenant qu'il comprenait ce que ces grincheux-là voulaient dire. Normalement, point n'était besoin de mobiliser toute une garnison pour monter la garde autour d'une villa... Fût-ce une résidence secondaire du duc de Tanas lui-même.

Hugo s'était efforcé de rester aussi impassible que les autres quand le capitaine de la garnison leur avait expliqué en quoi consistait leur prochaine affectation - qui se trouvait aussi être la première pour lui depuis qu'il s'était engagé. Mais quiconque aurait regardé ses yeux à ce moment-là leur aurait sans doute trouvé un aspect... intéressant. La garnison de la Maleterre, celle qu'Hugo avait rejointe, semblait bizarrement coutumière de ce fait. Il ne devait pourtant être écrit nulle part que l'armée était à la disposition des grands seigneurs... Enfin, Hugo savait bien ce qui le chiffonnait le plus dans cet ordre. C'était la rumeur qui courait au sein de toute la garnison, disant de sa petite voix de fausset que le duc de Tanas s'était trouvé une nouvelle égérie, une actrice dont la beauté n'avait d'égal que son talent - on ne précisait pas, bien sûr, pour quoi. Cette rumeur, Hugo ne la connaissait que trop bien, pour en avoir vu l'objet de ses propres yeux... D'ailleurs, ceux du duc de Tanas, de quelle couleur étaient-ils ? Hugo se refusait à croire qu'il les eût noirs, sinon la rumeur n'aurait sans doute même pas eu le temps de naître. A moins qu'il ne soit sourd à ce que lui disaient les prunelles ensanglantées d'Iris...

Sourd ou pas, c'était pour le compte de cet homme que la garnison de la Maleterre avait quitté sa vieille forteresse près de la Bastide, et bivouaquait à présent à la lisière est de la forêt de Serenes. Pas question de laisser ces militaires s'approcher de trop près de la propriété du duc... De toute manière, maintenant qu'Hugo y pensait, personne ne voudrait avoir des soldats campant dans son jardin. Combien de fois son père avait-il dû prendre par le col des capitaines qui avaient eu le malheur d'oublier cette vérité ? On appréciait l'armée quand elle se contentait de protéger de loin, mais pas question de l'avoir trop présente. Evidemment, Hugo faisait plus attention à ce rapport assez schizophrène des civils aux soldats maintenant qu'il était passé de la première catégorie à la deuxième...

Et lui qui croyait qu'il aurait bientôt à batailler, il faisait partie de ceux à qui on avait assigné la glorieuse mission de patrouiller dans la forêt, si possible pour avertir des dangers avant que ceux-ci ne deviennent mortels. Quels dangers cette forêt en apparence si pacifique pouvait-elle receler, Hugo n'en avait aucune idée. Mais son capitaine n'était certainement pas un idiot ; il n'aurait pas envoyé quelques soldats patrouiller seuls, chacun de son côté, s'il avait su que ceux-ci avaient des chances de ne pas revenir. Cette rhétorique rassurante n'empêchait pas Hugo de garder les sens en alerte, peut-être pas tant pour essayer de faire son devoir d'éclaireur que pour se familiariser simplement avec cet environnement sylvestre dans lequel il se sentait un intrus plus qu'autre chose. Au milieu de tout ce vert, lui et son cheval étaient deux taches brunes, chacun bruyant à sa manière ; tandis que lui portait son armure, par définition inadaptée à toute tâche impliquant la notion de silence, l'animal ne se souciait pas vraiment de là où il mettait ses sabots, et des craquements aussi divers que désagréables venaient ponctuer chacun de ses pas. Si les animaux de la forêt de Serenes étaient comme ceux du petit bois qui formait la limite sud du domaine de la Bastide, ils devaient déjà s'être enfuis depuis longtemps. De toute manière, Hugo avait la vague intuition qu'il ne serait pas spécialement heureux de faire connaissance avec la faune locale. Qu'elle marche sur deux ou sur quatre pattes.

Quelle immensité... songea-t-il en regardant le vert qui s'étendait à perte de vue devant lui. Espérons que j'arriverai à retrouver mon chemin avant la tombée de la nuit.

Alors que le cheval et son cavalier approchaient de ce qui ressemblait à une trouée dans les arbres, l'animal s'arrêta net. Son cavalier, à l'ouïe moins fine et aux sens moins développés, tourna désespérément la tête dans tous les sens, sans rien parvenir à repérer. Il eut beau enlever son casque pour le ranger dans l'une de ses fontes, cela n'améliorait pas vraiment les choses... Maudissant le mutisme de sa monture, il mit pied à terre et dégaina courageusement son épée, faisant de son mieux pour la brandir sans trembler. Le poids de cette arme au bout de son bras n'était pas quelque chose à quoi il s'habituerait facilement.

- Qui va là ? demanda-t-il sans cesser de scruter les environs, à la recherche d'un signe, même infime.

Il espérait bien sûr que ce n'était qu'un animal innocent et que son imagination et celle du cheval avaient fait le reste...

Le cheval avait malheureusement eu la bonne intuition : Hugo faisait à présent face à un homme dont les cheveux et les vêtements étaient d'un noir rassurant et les yeux d'un vert profond et pacifique... ce qui ne rendait que plus frappante encore la présence en ses mains d'une épée d'argent face à laquelle l'arme du jeune cavalier n'avait l'air que d'un jouet ridicule ; à sa ceinture pendait un fourreau qui semblait lesté d'une autre épée. La panique commença à gagner Hugo. L'homme était sur ses gardes, certainement prêt à bondir, et il semblait tout sauf novice dans le maniement de l'épée, le simple fait qu'il porte avec tant d'assurance une arme si précieuse en était la preuve... Cependant, ce qui sortit de sa bouche ne fut pas une menace de mort, ni même une mise en garde. Juste une brève introduction... Ainsi, il y avait bel et bien des gens pour habiter la forêt de Serenes ? Qui plus est, cet homme-là avait l'air d'un beorc tout à fait normal... Et il était clair qu'Hugo avait dérangé la tranquillité à laquelle il disait aspirer. Que faire en pareil cas ?

Plutôt que de lui répondre immédiatement, Hugo baissa son épée pour signifier qu'il n'avait pas tout de suite l'intention d'en venir aux armes, et fit quelques pas prudents vers l'avant. On lui avait donné l'ordre de repérer et peut-être d'éliminer les dangers, mais cet homme était-il vraiment dangereux ? Ce n'était certainement pas son équipement qui pourrait permettre à Hugo d'en juger ; certes, il avait une épée à la main, mais c'était sans doute parce qu'il avait entendu l'intrus et s'en méfiait, pas parce qu'il avait l'intention d'attenter à la propriété du duc de Tanas... Car n'était-ce pas de ce genre de danger que les capitaines voulaient se débarrasser ? Chacun voulait protéger sa paix... Et dans le cas du duc de Tanas, il devait surtout vouloir que rien ni personne ne dérange le confort de son séjour auprès d'Iris qui avait su le captiver... Hugo secoua la tête comme pour chasser toutes ces pensées parasites. Comment pouvait-il jalouser le duc ? Il avait fui face à Iris, ce n'était donc que justice si elle avait préféré s'enfuir aux bras d'hommes qui ne craignaient pas les yeux rouges...

Mais ce n'était pas le rouge qui devait occuper l'esprit d'Hugo, plutôt le vert des yeux de l'homme qui lui faisait toujours face. De même que le brun, le vert était une couleur imprévisible. Des yeux verts ne disaient rien en soi ; c'était la teinte qui importait, la luminosité du vert qui décidait dans quel camp on pouvait les placer. Le cavalier se prit à souhaiter que les yeux de l'homme en face de lui fussent réellement vert sombre, et qu'il ne s'agisse pas simplement d'une illusion due aux ombres et à l'éloignement. Mais, si bons qu'ils fussent pour distinguer les nuances au fond des iris, ses yeux à lui restaient ceux d'un humain, et ils ne faisaient pas de miracles. Le jeune homme était encore trop loin pour bien voir de quel vert étaient les prunelles de l'autre, et ce dernier n'allait sans doute pas le laisser se rapprocher indéfiniment. Avant donc de pouvoir laisser ses yeux le guider complètement, Hugo n'avait donc que ses premières impressions et l'intuition pour savoir que dire et que penser. Tout ceci lui conseillait plutôt de calmer le jeu, ne serait-ce que pour ne pas finir avec dans la chair le souvenir cuisant que laisserait une épée d'argent.

– Toutes mes excuses, fit-il en ramenant son regard vers le visage et les yeux de l'homme. Je n'entendais pas troubler votre retraite...

Il marqua une longue pause alors que ses yeux partaient de nouveau dans le vague. Où était-il, au juste, par rapport au campement ? Certainement pas très loin, car même s'il était parti depuis plusieurs heures, il était toujours resté au pas... Mais la direction était une toute autre affaire. Un petit cours d'eau lui avait servi de fil directeur durant la dernière partie de sa patrouille, en revanche, pour tout le reste... Hugo doutait d'avoir suivi un itinéraire rectiligne tout du long, et doutait encore plus d'être capable de le retracer. D'un autre côté, il ne pouvait pas non plus répondre à l'épéiste qu'il s'était tout bonnement perdu ! Quitte à se tromper, mieux valait qu'il donne l'impression de savoir d'où il venait et où il allait, ne serait-ce que vaguement.

– J'appartiens à la garnison stationnée au sud d'ici, reprit-il en tendant le bras vers une direction approximative. Nous avons reçu pour mission de surveiller la demeure du duc de Tanas durant son séjour là-bas...

A nouveau, il s'interrompit. Était-il vraiment nécessaire d'en dire autant ? C'était au moins la preuve qu'une partie de sa tête avait choisi sa position avant le reste, et que celle-ci allait dans le sens de la confiance. Et au fond, cette option lui plaisait davantage. Certains hommes aux yeux noirs s'en prenaient à d'autres que leurs vrais ennemis, les yeux rouges... Mais lui qui continuait d'étudier la guerre des yeux, dont il s'était finalement décidé à consigner de nouveau les fondements sur les parchemins qui reposaient pour le moment sagement dans ses fontes – il ne s'en séparait jamais, de peur qu'on ne les lui détruise de nouveau –, ne devait-il pas faire de son mieux pour éviter de reproduire cette erreur ?