Van Eriven.
Un nom familier pour tous les soldats de Begnion. Un nom qu’ils ont tous entendu des dizaines de fois au moins. De même pour la noblesse. Van Eriven est un nom gravé dans les mémoires, relié à un passé illustre, glorieux. Naître au cœur de cette famille donne le vertige, car cela promet à une destinée sensationnelle. Comment ne pas avoir peur, dès l’adolescence, de ne pas être à la hauteur ?
C’est au cœur de cette famille que Calliope vit le jour. Une petite bouille adorable, aux grands yeux bleus. Déjà nourrisson, ses parents lui réservaient une place dans l’armée, des capacités exceptionnelles et un potentiel qui ne cesserait de croître. Que voulez-vous, naître au beau milieu d’une famille de prodiges amène des obligations. Bien avant sa naissance, ses parents imaginaient que le petit bout se rendrait à l’armée, gravirait les échelons et prendrait leur place. Enfin, surtout la place de son père, Célio. Un futur tout tracé pour une vie qui n’existait pas encore. Un futur qui n’aurait pas lieu d’être.
Van Eriven. Calliope.
Durant une journée ensoleillée mais froide, l’enfant vint au monde. Une enfant menue, de taille moyenne, qui criait comme tous les autres. Jusque-là, rien de nouveau. Ses parents l’aimaient déjà d’un amour inconditionnel et étaient partagés entre la hâte qu’elle grandisse et l’envie qu’elle reste ainsi toute sa vie. Son grand-frère, Léo, de trois ans son aîné, la regardait avec une fascination d’enfant : une envie folle de toucher cette petite créature, de lui parler, de lui apprendre. Toute la famille profitait de ces instants, délicieux moment qu’est la naissance.
***« C’est pas bon les pommes. » bougonna l’enfant.
Son frère la poussa gentiment, en riant.
« Bein moi j’aime ça, alors je la mange ! » Il saisit le fruit et croqua dedans à pleines dents. La petite fille le regardait fixement, toujours en faisant la moue. Leurs parents apparurent de la salle à manger pour les faire rentrer. Calliope s’élança à toute vitesse, sans aucune grâce, dans leur direction.
« P’pa, Léo l’est pas gentil avec moi. Il veut que je mange une pomme ! » Le père arqua un sourcil dubitatif et la prit dans ses bras.
« Qu’y a-t-il de mal à manger des pommes, Callie ? » Elle croisa les bras.
« Mais c’est pas bon les pommes ! » Il se mit à rire, rejoint par Élise, sa femme, et Léo. Le visage de la gamine se crispa d’autant plus pendant qu’elle plongeait dans une longue séance de boudin.
Ils rentrèrent tous et fermèrent la porte du jardin. La maison était vaste, Callie adorait y jouer à cache-cache avec Léo pendant des heures. C’était une maison située au cœur de Sienne, dans un quartier très aisé. Les Van Eriven y menaient une vie paisible, en toute tranquillité. Ils avaient tous les deux demandé un retrait de leurs fonctions, pour pouvoir s’occuper de leurs enfants sans être dérangés. De plus, ils avaient acquis suffisamment de notoriété et de richesse pour vivre ainsi jusqu’à la fin de leurs jours, alors ils pouvaient se contenter de mener une routine plus que paisible, chaque jour, sans craindre une quelconque perte.
Célio Van Eriven, le patriarche, était reconnu à l’armée pour ses capacités de stratège hors-pair, mais aussi pour ses compétences au bâton. La famille Van Eriven avait, depuis des générations, la réputation de pouvoir soigner dans un rayon autour d’eux plutôt qu’une personne par une personne. Cela leur avait valu des places prestigieuses au sein de l’armée, mais aussi une renommée nationale : tous avaient entendu parler des Van Eriven au moins une fois dans leur vie, d’autres étaient allés les voir pour recevoir des soins de leur part. De plus, ses patients lui vouaient une foi démesurée : il était chef des médecins et stratège à l’armée, beaucoup lui attribuaient des exploits qui, parfois, n’étaient pas de son fait.
Quant à Élise, la mère, elle occupait un poste plus modeste mais tout aussi important. Soldat infirmier, elle ne s’était jamais trouvée au cœur de la bataille, mais avait soigné nombre de blessés. Beaucoup l’appréciaient pour sa douceur, ses sourires et son travail bien fait. Elle s’appliquait dans chaque chose, toujours soucieuse de faire les choses au mieux. Ainsi, même si elle était moins connue que son mari – bien que son patronyme l’aidait tout de même –, elle n’en était pas moins douée.
Cette famille semblait parfaite, peut-être trop parfaite. Une vie paisible, simple, sans problème semblait se dessiner pour les enfants. Léo, six ans et Calliope, trois ans, allaient pourtant voir le monde sombrer, arborer son masque le plus sombre. La Première Grande Guerre frappa, amenant avec elle traumatismes et révélations.
À Begnion, le temps entre l’arrivée des premières rumeurs et la bataille sembla passer comme des secondes. Célio et Élise, craignant pour eux mais surtout pour leurs enfants, se préparaient à tout pour ne pas être pris de court. La guerre les atteignit assez rapidement. Célio dut reprendre le bâton et l’épée et Élise s’occupa des blessés, en emportant avec elle ses deux enfants, certaine de pouvoir mieux les protéger en les ayant à l’œil. Voici donc Léo et Callie, confrontés à des blessés de guerre dès leur plus jeune âge. Si Léo dit ne pas s’en souvenir, Callie, elle, a toujours des réminiscences de ces images difficiles. Les corps sans vie, les corps blessés, toutes ces images se succédaient devant ses yeux encore trop purs. La violence de la guerre, la nécessité de traverser le pays d’un endroit à l’autre pour ne pas être au cœur de la bataille …
Je m’en souviens encore, comme si je l’avais vécu hier. Les cris, les plaintes … Je les entends encore souffrir. Je suis sûre que si je tends la main, je les touche. Je peux les voir. Enfant, ils me faisaient peur. Je me souviens avoir eu envie de fuir, de prendre Léo par la main et de partir … Mais je ne pouvais aller nulle part. Après tout, à quoi bon ? « La guerre est partout », nous disait Mère. La guerre était partout, la souffrance aussi. Impossible d’y échapper, obligés de prendre sur nous et de nous dire que tout ira bien. Nous savions que rien n’allait. Nous étions enfants mais pas tout à fait stupides. Les cris ne s’arrêtaient pas, les grosses armures noires ne cessaient de défiler. Mais Père était là. Ou plutôt, il était avec eux. Et rien n’arrêtait Père.
La première grande guerre dura un an. Une longue année de souffrance et d’expériences difficiles. Les parents de Calliope revinrent tous deux en un morceau, fatigués et blessés de la bêtise humaine, mais soulagés que le conflit fût enfin terminé.
Callie, quatre ans, déjà témoin des possibles atrocités commises par la main Beorc.
***Le calme revint progressivement à Begnion, accompagné de son lot de réparations. Beaucoup se souciaient de l’avenir de Criméa, discutaient à propos de cette princesse incompétente devenue reine. Véritables optimistes, les Van Eriven préféraient se dire que tout irait bien et que cette jeune Elincia s’en sortirait très bien. Callie, du haut de ses cinq ans, ne s’en souciait pas et préférait jouer avec les bâtons de Papa. Elle arrivait à faire s’allumer la lumière et cela l’amusait beaucoup, oh oui, beaucoup.
Ses parents la regardaient avec un intérêt toujours grandissant, plus que satisfaits de voir leur petite génie s’épanouir ainsi. Quelque chose les préoccupait, cela dit. Léo, huit ans, ne montrait aucune compétence particulière pour les bâtons, ni même un quelconque intérêt à ce sujet. Il se satisfaisait des jeux d’enfants, des leçons donnés par son maître. Toutefois, il lisait énormément de livres et s’intéressait de près à la magie. Il posait de nombreuses questions à ce sujet, même lors de conversations avec d’autres personnes, montrant un intérêt insatiable à ce sujet. Dans une famille d’érudits, cela posait évidemment un problème, mais ses parents ne lui en tinrent pas rigueur : il était encore petit et il ne fallait surtout pas le frustrer. Il devait évoluer à sa manière et à son rythme.
« Jouuuuuuuuuuuuuur ! » gazouilla Callie en remuant le bâton. Le petit bâton, créé pour être plus léger et plus pratique, scintillait d’une faible lueur. L’enfant s’amusait à le serrer très fort et à penser
« Jour ! » pour qu’il s’allumât. Parfois, cela ne fonctionnait pas, alors elle recommençait, plus fort encore. Une fois lassée et fatiguée, elle le reposait à sa place et faisait autre chose. Ce manège durait souvent plusieurs minutes, jusqu’à ce que l’appareil scintillât au moins deux fois. Lorsqu’elle n’y arrivait vraiment pas, la gamine boudait et y passait des dizaines de minutes jusqu’à obtenir satisfaction. Peu lui importait le temps passé dessus, elle voulait son scintillement.
La petite fille posa le bâton et partit en traînant les pieds. Son père posa un œil attentif sur elle, puis sur le bâton. Leur enfant suivrait leur enseignement. Elle deviendrait novice elle aussi. Il sourit fièrement.
« Alors, tu ne t’amuses plus ? », lui lança-t-il en penchant la tête.
« Non, maintenant c’est la nuit. Je suis fatiguée. » Il croisa les bras sur sa poitrine et rit doucement.
« D’accord. Demain alors ? » Elle hocha la tête, sûre d’elle.
« Oui, je dois allumer le Soleil ! » Son père rit derechef. Sa fille avait de grandes, très grandes aspirations. Le monde s’offrait à elle.
***L’éducation des enfants se poursuivait. Léo ne montrait toujours aucune aptitude pour les bâtons, malgré tous ses efforts. Il se frustrait de plus en plus. À dix ans, il ne parvenait toujours pas à faire à le faire au moins briller, alors que sa sœur le faisait depuis de nombreuses années. Que pouvait-il faire de plus ? Il s’entraînait, se concentrait, mais cela ne fonctionnait pas. Son désintérêt pour les bâtons grandit de plus belle, ce qui renforçait son amour pour la magie anima. La magie anima était simple, belle, fonctionnelle. Il y arrivait un peu mieux. Il ne comprenait pas encore ce que signifiait « psalmodier » ni comment cela fonctionnait réellement, mais il sentait ce frisson lorsqu’il lisait les livres. Il était alors très heureux que sa famille fût aussi connue, car cela lui permettait d’avoir accès à ces lectures atypiques. Les autres encourageaient Célio à le pousser sur cette voie, mais cela ne convenait pas au patriarche, qui voulait perpétuer son héritage. Les Van Eriven étaient des manieurs de bâtons depuis des générations, connus pour leurs capacités curatives exceptionnelles : son fils ne sortirait pas de cette voie. Cela devait continuer comme cela avait commencé. Il se trompait. Mais il ne pouvait pas encore le savoir.
Callie, elle, ne démordait pas. Obstinée, l’enfant voulait « faire comme papa », avec un désir secret de le dépasser. Mais la guerre arriva de nouveau. La seconde grande guerre. Moins longue, mais peut-être plus violente.
Cette fois, ce fut plus compliqué pour Élise de garder ses enfants à l’abri, à cause de la position de Begnion au sein du conflit. Une position moins en retrait, puisque les soldats étaient au front, sur les lignes directes, à faire face aux Laguz. Callie, du haut de ses sept ans, ne comprenait pas pourquoi cela avait lieu : pour elle, toutes les races devaient vivre ensemble, pas s’entretuer. Elle valorisait la vie avant l’appartenance ethnique, comme tout bon médecin. Elle tenait cela de sa mère. Célio était un peu plus fermé à ce sujet. Il n’était pas raciste, mais ne les appréciait pas pour autant. Faire la guerre contre eux le touchait moins qu’un conflit entre Beorcs.
Les enfants furent face à de nombreuses pertes, plus violentes que la première fois. Plus âgés, ils étaient désormais capables de comprendre les enjeux de la mort, l’importance de la vie et la gravité de la situation. Ils se trouvaient au cœur d’un problème majeur, idiot, qu’ils ne pouvaient pas encore saisir, mais qui causait la mort de nombreuses personnes et cela les révulsait. Ils auraient voulu que tout cela s’arrête, le plus vite possible.
Le monde est fait d’une souffrance infinie. Je crois que j’ai commencé à le comprendre à cet âge-là. Les hommes ne sont que des créatures dangereuses, incapables de vivre les uns avec les autres. Ils sont comme … obligés de se battre. Obligés de se faire souffrir, de tuer leurs congénères. Ils en ont besoin. Ils vivent pour cela. Pour asseoir leur domination sur les autres, pour se montrer plus forts. Pourquoi ? Je ne l’ai toujours pas compris.
La guerre se finit sans fracas chez les Van Eriven, à part un profond traumatisme chez les enfants, qui ne pensaient pas revivre cela un jour. Léo le prit comme une atteinte personnelle et devint taciturne : il se ferma au monde parce qu’il considérait qu’il ne lui ferait que du mal, et Léo ne voulait pas souffrir. La perspective d’avoir mal le mettait déjà hors de lui.
Callie, quant à elle, se fit la promesse qu’elle empêcherait les morts. Elle grandit en se disant qu’elle protégerait les blessés, qu’elle soignerait le monde. Pour cela elle devait s’entraîner dur et devenir bien meilleure que son père. Du haut de ses huit ans, la petite fille savait que ce serait un chemin semé d’embûches, mais elle n’avait pas peur.
Les rêves d’enfants ont tout de suite plus d’impacts quand ils ont une raison de les réaliser.
***« De toute façon, tu n’es pas fait pour ça, tu le sais. Pourquoi t’obstiner ? »Callie, quatorze ans. Véritable boule de feu qui ne connaissait pas le tact, disait les choses crûment sans se rendre compte que cela pouvait blesser. Léo baissa la tête et serra le bâton plus fort. Il se mordit la lèvre.
« C’est facile pour toi … » murmura-t-il. Calliope croisa les bras contre sa poitrine.
« Non, c’est faux. Ce n’est pas si simple. » Il releva des yeux plein de larmes sur sa cadette.
« C’est facile pour toi ! T’es le petit génie de la famille ! Tu joues avec ces bâtons depuis que t’es toute petite ! » L’adolescente ouvrit de grandes prunelles, surprise. Elle l’avait blessé. Encore. Et elle ne s’en était pas rendue compte. Encore. Elle baissa les yeux.
« Je suis désolée, je ne voulais pas … » Son frère lâcha le bâton, qui cogna contre le sol.
« Vous êtes tous tellement aveuglés par votre magie curative que vous en oubliez que d’autres n’y arrivent pas ! Et je fais quoi, si j’arrête ? De la magie anima ! Va dire ça à Père, je vais me faire déshériter sur-le-champ ! » Le cruel dilemme ressurgit. Que faire face à un Père strict, vieillissant et fier de son héritage ? Accepter de dévier de chemin, ou le suivre malgré tout ?
Calliope soupira longuement.
« De toute façon il ne pourra pas te transformer en génie du bâton, même avec des menaces. Au final, tu seras toujours dans une impasse. Autant faire ce que tu aimes. » Toujours suivre ses rêves, ses buts et ses envies. Jamais dévier. Callie était catégorique à ce sujet et n’en démordait pas. Cela causerait de nombreux conflits, elle le savait, mais elle était prête à défendre Léo à ce sujet. Ce serait probablement difficile, mais peu lui importait. Et puis, après tout, elle perpétuerait la tradition, elle, alors tout allait bien, non ?
Tout n’allait pas bien, pas bien du tout.
Le soir-même, au dîner, Célio s’enquit de leurs entraînements respectifs. Calliope, comme à son habitude, fut louée à propos de ses capacités étonnantes pour son âge, et de sa persévérance à la tâche. Lorsque vint le tour de son aîné, le visage de leur père blêmit.
« Toujours rien ?! » Léo secoua la tête.
« Non … » Il avait envie de se ratatiner sous la table, de disparaître sous son assiette. Callie posa une main rassurante sur son bras, qu’il retira d’un mouvement embarrassé.
« Qu’allons-nous faire de toi ? Tu es incapable de te servir d’un bâton, il n’y a que la magie anima qui t’intéresse ! » Un silence pesant s’installa dans la pièce. L’atmosphère devint écrasante.
« Père … », commença Callie,
« il arrive tout de même à partager ses sorts … ». Célio posa un regard noir sur sa fille.
« Il y arrive … ? Il a essayé ? » Elle se renfrogna d’un seul coup : elle avait encore commis une erreur.
« Oui. Frustré de ne pas réussir à manier le bâton, je voulais me rassurer, être sûr que je sache faire quelque chose. Alors j’ai essayé. Je partage les sorts de la même façon que tu partages tes soins, mais je n’arrive pas à manier de bâtons. » Le silence revint. Personne, pas même Élise, ne sut ce qui allait se passer. Ils attendirent tous, mais rien ne vint. Rien, jamais. Le repas se finit dans un silence de plomb.
Plus tard dans la soirée, Célio s’installa auprès de sa femme, qui lisait un livre paisiblement.
« Je ne sais plus quoi faire … » Élise posa son livre et passa une main sur son bras.
« Ne devrais-tu pas le laisser faire ? » Elle lui sourit gentiment. Un sourire d’une douceur incroyable. Il soupira.
« Je ne sais pas … Et notre héritage ? » Son sourire s’agrandit.
« Calliope est très douée, non ? Pourquoi ne lui fais-tu pas confiance ? » Il croisa les bras sur sa poitrine.
« Si, évidemment. Mais un Van Eriven qui n’est pas médecin ? » Elle haussa les épaules.
« Le monde change, Célio. Qui sait ce que feront nos enfants plus tard ? Peut-être Calliope n’ira-t-elle même pas à l’armée ! Tu n’en sais rien … Mais le monde tourne, et nous devons tourner avec lui. » Il bougonna, haussa une épaule et s’installa au fond du fauteuil.
« Tu n’as pas tort. » Mais il ne voulait tout de même pas lui donner raison. Alors il garda le silence et s’emmura dans ses doutes. Qu’allait-il faire de son fils ? Un Van Eriven raté, un ersatz de médecin incapable de soigner, seulement capable de manipuler la magie anima. La main de sa femme revint le long de son bras.
« Tu m’as épousée parce que tu m’aimes, non ? Pourtant je suis une mage de lumière avant d’être un médecin … Aime-le comme tu m’aimes moi. Peut-être développera-t-il des dons pour la magie curative à l’avenir … » Il vint se serrer contre elle. Sa femme savait. Elle savait comment apaiser ses doutes. Il n’avait plus qu’à espérer.
***« Tu es sûr ? »La mine déconfite, elle le regardait remplir un sac d’affaires. Il en parlait depuis un moment maintenant, mais elle n’avait jamais pensé qu’il franchirait le pas. Quitter une famille influente, changer de direction, tout le monde y avait déjà réfléchi, mais peu nombreux étaient ceux qui osaient aller au bout de cette entreprise. Léo, du haut de ses dix-huit ans, après de longues années d’entraînement vaines, décidait de quitter le cocon familial. Les Van Eriven avaient une réputation qui les suivait, suffisamment positive pour que le jeune homme ne se retrouvât pas perdu. Il s’était trouvé un groupe, qu’il considérait comme des amis, de mages anima, qui lui avaient proposé de s’entraîner avec eux, pour devenir meilleur. Il y avait réfléchi un long moment, en pesant le pour et le contre, et il venait de prendre sa décision.
Calliope, quinze ans, le regardait s’éloigner petit à petit, choisir une nouvelle voie, lointaine. D’une part, cela la blessait, d’autre part … Elle ne pouvait pas lui en vouloir. Au fond d’elle, l’adolescente savait que son frère finirait par les quitter. Il ne se sentait pas à l’aise chez les Van Eriven. Il les aimait tous, mais il ne parvenait pas à utiliser la magie curative. Son père avait beau tout essayer, rien n’y faisait. Tous ses efforts résultaient en des échecs de plus en plus cuisants. Dans le même temps, ses capacités de mage grandissaient et nul ne pouvait nier son potentiel. Face à cette impasse, Léo s’était tourné vers son plus grand réconfort : les tomes de vent. Une capacité puissante, qu’il maîtrisait de mieux en mieux. Il se sentait dans son élément. Bien qu’il ne maîtrisât pas les bâtons de soin, il arrivait à étendre ses sorts de la même façon que les autres Van Eriven. Son père, pour cela, ne pouvait pas totalement le renier. Pourtant, il restait amer. Son fils, sa fierté, incapable d’être médecin. Un étonnant paradoxe.
« Je reviendrai vous voir, Callie … » Elle leva ses grands yeux sur lui. Une pointe de froideur se mêlait à l’espoir : elle n’y croyait pas. De tous temps, les Van Eriven avaient vécu à Sienne, servi Begnion et s’étaient battus coûte que coûte pour leur patrie. Un Van Eriven qui quittait le berceau devenait presque automatiquement un intrus. Particulièrement quand celui-ci ne prétendait pas au titre de médecin.
« Peut-être. », répondit-elle simplement. Elle interprétait son départ comme une trahison, un abandon. Son grand-frère, la prunelle de ses yeux, s’envolait du nid. Petit oisillon capable de voler, qui s’élançait sur un chemin encore jamais parcouru par sa famille.
Il posa le sac plein sur son grand lit et la prit dans ses bras.
« Je te le promets, Callie. Je ne suis peut-être pas un soigneur comme toi, mais je reste un membre de cette famille. Je vous aime tous. » Il inspira longuement.
« Je reviendrai. » Elle le serra, partagée entre doutes, tristesse et espoir. Peut-être reviendrait-il vraiment, oui. Mais
qui reviendrait ? Un Léo différent. Plus épanoui ? Sûrement. Mais aussi un Léo qu’elle ne reconnaîtrait peut-être plus. La grande calèche de la vie était passée de toute façon. Elle ne pouvait plus le retenir.
Un long voyage attendait son grand-frère, un voyage fantastique mais périlleux. Son père ne laissa échapper aucune émotion à l’égard de Léo, masquant une déception et une peine profondes. Sa mère le serra très fort, comme pour l’empêcher de partir.
« Je serai fière de toi où que tu ailles, mon fils. » Il lui sourit, en essuyant du bout des doigts les larmes qui commençaient à rouler le long des joues d’Élise.
« Je reviendrai, ne t’en fais pas. » Callie ne trouva pas le courage de faire de discours, elle lui offrit un dernier câlin, en murmurant
« Ne meurs pas. », suffisamment bas pour qu’il fût le seul à l’entendre. Il la serra un peu plus fort. Sa sœur venait de lui dire
« Je t’aime » à sa façon, d’une façon plus forte que toutes les autres. Elle allait lui manquer.
***Cela faisait quelques semaines que son frère avait quitté le cocon familial. Callie s’était un peu plus ouverte au monde et avait manifesté un profond désir de devenir plus forte. Elle accompagnait son père aux entraînements de l’armée, notamment pour voir le déroulement de ces derniers. Même s’il était retraité, il venait souvent aider les jeunes recrues, en leur transmettant un maximum de son savoir. Parfois, elle suivait sa mère à l’infirmerie pour la voir s’occuper des blessés. Quand elle ne suivait ni l’un ni l’autre, elle s’instruisait sur les différents types de bâtons existants et leurs effets.
Un soir, Célio lui proposa de l’entraîner lui-même. Il lui expliqua qu’il n’irait pas de main morte, et que ce serait souvent très difficile, qu’elle devait s’y tenir prête. Un large sourire se dessina sur les lèvres de Calliope. Son père le savait : elle n’avait peur de rien. La difficulté ne lui posait pas de problème, au contraire. L’adolescente adorait les défis, elle voulait de la difficulté, de la résistance. Travailler avec son père était, en plus, un véritable honneur. Tout pour lui plaire ! Célio lui répondit d’un sourire presque aussi grand que le sien : sa fille répondait à toutes ses attentes. Elle ferait un excellent soldat.
« Demain, première heure. Ne sois pas en retard. » Elle hocha vivement la tête, avant d’enfourner une fourchette de laitue dans sa bouche. Le lendemain, vivement le lendemain.
***Callie se présenta devant son père, vêtue d’une robe blanche simple, aux bords en dentelle. Une robe confortable, qui ne gênait pas ses mouvements. Face à elle, sur une table, de nombreux bâtons étaient disposés les uns à côté des autres, chacun avec une pierre différente. Des lueurs vertes et rouges scintillaient dans la pièce, créant une atmosphère paisible. L’adolescente pencha la tête en souriant. Son père se tenait à côté, un livre à la main. Il le ferma et le posa sur une autre table.
« Je suppose que tu sais quelle est ta première épreuve, n’est-ce pas ? »La demoiselle s’avança d’un pas assuré. Bien sûr, qu’elle savait. C’était l’épreuve que chaque Van Eriven passait au début de son entraînement. Elle y était plus que préparée. Célio se plaça derrière la table et présenta les bâtons d’un mouvement de la main.
« Allez, je t’écoute. » Calliope s’avança davantage, jusqu’à se retrouver face à son père, séparée par les bâtons. Elle tendit la main pour désigner le premier, celui à gauche.
« Il s’agit du bâton Soin, le premier bâton que chaque novice utilise. C’est le plus basique, le plus facile à utiliser. Après, il s’agit du bâton Cure. La gemme des deux bâtons est rouge, mais le bâton Cure a des ornements différents autour de la gemme, plus épais, et le bâton est doré, ce qui permet de différencier les deux. Cure demande une connaissance plus grande et est plus efficace que Soin. Ensuite, le bâton à la gemme verte est un bâton Vitalis. Il sert à soigner les infections, les empoisonnements et tout autre type d’altérations. Il est plus compliqué à utiliser que Soin et plus rare, aussi. Juste après se trouve un bâton Remède. Il ressemble à Cure et Soin par la gemme rouge, mais s’en différencie par sa forme : il est plus fin. Il permet de soigner sur une longue distance. » Elle regarda le dernier bâton et arqua un sourcil.
« J’imagine que le dernier est un bâton Restitution, parce qu’il est très bien ornementé, il a l’air massif … Mais je n’en ai jamais vu un pour de vrai. » Son père sourit.
« Oui. Les Van Eriven font partie des rares personnes qui en ont à disposition. C’est un héritage. »Callie recula, surprise, puis approcha. Elle posa sa main sur le bâton. Un bâton massif, d’une couleur dorée, avec une gemme rouge. Les ornements paraissaient si luxueux …
« C’est incroyable … » Son père la rappela à l’ordre.
« Et il sert à quoi ? » Elle se ressaisit aussitôt.
« C’est le bâton le plus puissant en matière de soin. Il est à même de sauver une vie aux portes de la mort. Il demande une énorme puissance magique et très peu de soigneurs parviennent à s’en servir un jour. » Célio hocha la tête.
« Eh bien, je vois que tu as beaucoup travaillé ta théorie ! » Calliope sourit, sans même tenter de dissimuler sa fierté.
« Nous allons maintenant t’entraîner au partage de lumière. » Elle se renfrogna. Elle connaissait toute la théorie mais ne l’avait jamais vraiment appliquée.
Le partage de lumière était une technique employée chez les Van Eriven qui demandait un entraînement intense, car elle n’était pas innée. Depuis des générations, les novices et les dévots de cette famille se transmettaient cette compétence inhabituelle, qui faisait leur renommée. Le partage de lumière consistait à agrandir le rayon d’action d’un bâton, ou de toute autre magie, comme le faisait Léo avec la magie de vent. Au départ, la distance réduisait la puissance, puis, à force d’entraînement et de persévérance, les dévots s’étaient aperçus que leur magie ne subissait plus aucun affaiblissement quant au partage de lumière. Bien sûr, ils savaient que cela était limité à un rayon maximum, qu’ils travaillaient à agrandir, mais qui, à ce jour, n’avait jamais dépassé treize mètres. Comme pour chaque discipline, Callie espérait étendre ce rayon, ne serait-ce qu’un peu, pour entrer dans l’histoire des Van Eriven. Néanmoins, pour rentrer dans l’histoire, il fallait déjà se mettre au travail … Et réaliser son premier vrai partage de lumière.
Au fond, la jeune femme savait qu’il lui faudrait du temps et beaucoup d’entraînement, mais cela la rendait anxieuse : et si elle ne correspondait pas à ses attentes ? Et si elle avait une trop haute estime d’elle-même ? Et si ? Et si ? Tant de questions qui résonnaient dans son esprit et y créaient un chaos absolu. La demoiselle attrapa le bâton de soin et le regarda fixement. Allait-elle y arriver ?
« Tu peux le faire. » La voix de son père traversa la bulle de doutes qui l’entourait. Elle se sentit gagner des forces, un sourire naquit sur ses lèvres. Célio, patriarche Van Eriven, médecin à la renommée nationale, voire internationale, avait confiance en elle. Toute personne lambda se serait sentie puissante à cet instant. Calliope aussi, évidemment. Pourtant, la puissance que cela lui procurait ne semblait pas suffire. Elle avait toujours aussi peur.
***Il lui avait fallu plusieurs mois d’intenses efforts pour y parvenir. Des journées entières à suer, à se frustrer, parfois à pleurer s’étaient écoulées. Des moments où elle avait presque abandonné. Des moments où elle aurait voulu ne plus être une Van Eriven. De très longs moments de solitude où elle s’était demandé si elle y arriverait un jour, ou si elle était comme Léo, « pas faite pour ça ». Et puis un jour, comme dans un dernier espoir, elle l’avait senti. Et son père l’avait remarqué aussi. Cette vibration, cette sensation de douceur qui s’emparait d’elle. Le partage de lumière avait fonctionné. Le bâton s’était mis à scintiller plus fort, plus vivement. Un scintillement significatif, la fin d’une longue période de désespoir. Le scintillement du renouveau. Le partage de lumière. Et puis elle s’était écroulée.
***Quelques jours plus tard, après une convalescence difficile mais heureuse, la jeune Callie, alors âgée de tout juste seize ans, s’était remise au travail. Il lui fallait s’entraîner dur, pour ne plus s’évanouir à chaque partage de lumière. Elle devait devenir plus forte, mieux contrôler sa magie. Mieux contrôler le stress. Bref, elle devait devenir meilleure.
Alors elle s’y remit, encore et encore, avec une patience sans faille. Son objectif était clair, il n’y avait plus qu’à y travailler.
***« Il est temps de t’entraîner à autre chose maintenant. » Il tenait une épée. La pièce était vide et une épée se trouvait sur le sol. Une épée ? Callie savait que les dévots maniaient tous l’épée, son père n’y faisant pas exception. Elle savait qu’elle y passerait un jour, et que son entraînement devait l’y amener, mais elle ne pensait pas si tôt ! Elle n’avait jamais tenu une épée de sa vie et sa connaissance des combats se limitait à la fuite ! Elle fronça les sourcils. Son père eut un large sourire.
« Il faut bien commencer quelque part, non ? Autant que ce soit ici et maintenant. » Callie saisit l’épée, une rapière, fine et légère mais tout de même compliquée à manier. La position de sa main était mauvaise, la position de l’épée, a fortiori, était mauvaise aussi … Une vraie catastrophe. Il fallut donc commencer dès le départ, lui expliquer les bases.
Cela ne prit pas bien longtemps avant que le premier combat entre les deux se joue. Le but ? Réussir à toucher. Il ne s’agissait pas de le vaincre, mais de briser sa garde et de lui mettre un coup. Les Van Eriven étant légers et habitués à esquiver les coups, cet exercice s’avérait plus difficile que prévu.
Ils répétèrent cet exercice un grand nombre de fois, tous les jours. Calliope maniait de mieux en mieux la rapière, bien qu’elle était toujours hésitante.
Un jour, ils livrèrent un vrai combat. L’adolescente donna tout ce qu’elle avait, coup à droite, coup à gauche, esquive, encore esquive.
Jusqu’à ce moment-là.
La lame de son père remonta brusquement. Dans une tentative de l’esquiver, Callie ne fit que s’en approcher. Un mauvais mouvement en entraînant un autre, son père lui blessa l’œil gauche. Une « coupure » sur le bord de la paupière. Un filet de sang gicla vivement. La jeune femme lâcha l’épée et tomba par terre, posant ses deux mains sur sa paupière. Son cœur battait à tout rompre. Elle avait l’impression qu’il allait exploser sa poitrine, passer à travers. Pourtant, aucune larme ne coulait. Elle avait juste peur. Les secondes semblaient être des années, alors que seules quelques secondes s’étaient écoulées entre le moment où son père l’avait blessée et était parti chercher de quoi la soigner. A ce stade, un bâton de soin suffisait, mais il lui faudrait aussi des pansements et beaucoup de repos.
Une blessure, une vilaine blessure. Une marque sur l’œil. Peu féminine. Mais une blessure qui lui rappelait et lui rappellerait toujours à quel point c’était une battante.
Cependant, Élise leur avait interdit de s’entraîner à nouveau à l’épée, considérant que c’était beaucoup trop dangereux, et que Callie n’était pas prête à cela. Dès lors, ils reprirent leur travail sur le partage de lumière et les bâtons en eux-mêmes. La cicatrisation de son œil se faisait petit à petit, ses parents la surveillaient avec attention. Élise prenait un grand soin à remettre les pansements, en regardant chaque jour si sa vision n’allait pas être touchée. Heureusement, elle n’aurait rien, à part une cicatrice qui ne s’en irait probablement jamais. Calliope ne s’en souciait que très peu : les cicatrices étaient une partie de plus dans la vie d’une personne. Elles n’étaient que des marques, qui n’empêchaient personne de vivre.
***« Père, Mère … » Elle réfléchissait. Devant la fenêtre de sa chambre, Callie se demandait ce qu’elle devait faire. Du haut de ses dix-sept ans, elle hésitait. Aller à l’armée, comme son père ? Ou voyager ? Et si elle s’engageait plus tard, finalement ? Son père voudrait peut-être la voir à l’armée avant de mourir, cela dit … Mais elle ne voulait pas y aller.
Callie était un oiseau, qui avait besoin d’air, de vivre librement, sans attache. Callie voulait découvrir le monde, pour y trouver les meilleures techniques de soin, les meilleurs bâtons. Elle voulait parler aux hérons, qui maîtrisaient le galdrar, cette magie peu commune et surpuissante. Elle voulait aussi rencontrer les plus grands croisés, ceux qui avaient inspiré les premiers Van Eriven à se lancer sur cette voie.
Calliope avait de grands rêves, de grandes ambitions. Elle voulait voyager, oui. L’armée était une bonne chose, mais elle ne voulait y entrer qu’une fois sûre d’être capable d’y être utile. Elle savait qu’à l’heure actuelle, elle pouvait s’y engager et y avoir un rôle, mais … il était encore trop tôt.
Callie voulait vivre.
Vivre, pour sauver des vies.
L’armée attendrait.
***« Père, Mère. Vous savez tous les deux que vous êtes ma plus grande source d’inspiration. Vous avez été des parents formidables, je sais à quel point je suis chanceuse de vous avoir tous les deux, et à quel point vous êtes incroyables. Je sais aussi que Père veut absolument que j’entre à l’armée. » Célio arqua un sourcil.
« Mais j’ai décidé de voyager. Je reverrai peut-être Léo ? Le monde est vaste, mais le hasard l’est plus encore. Je pense qu’un jour je m’engagerai, pour toi, Père, mais je veux d’abord en savoir plus. Je veux approfondir mes compétences de novice, devenir un grand dévot, voire peut-être une croisée ! Je veux voir ce que le monde a encore à nous offrir avant de devenir un soldat. Je veux être sûre d’avoir découvert suffisamment de techniques médicales. » Sa mère se mit à pleurer discrètement. Elle éprouvait une fierté sans mesure à l’égard de sa fille. Ce petit bout de femme, devenu si grand si vite. Ce petit bout de femme prêt à partir à l’aventure. Elle la prit dans ses bras et la serra, si fort que Callie manqua d’air.
« Ma petite fille … » Élise remit une mèche de ses cheveux en place.
« Vole. Mais reviens nous voir chaque fois que tu apprendras quelque chose de nouveau. N’oublie pas que notre maison sera toujours la tienne. » Callie baissa les yeux en rougissant, pour ne pas éclater en sanglots. Sa mère était la personne la plus douce qu’elle connaissait. Une infirmière au cœur plus grand que le monde.
Son père, plus discret, se contenta de la serrer contre lui, en retenant ses larmes.
« Je suis fier de toi, tu feras un grand dévot. Mais tu te dois de partager tes nouveaux secrets avec ton vieux père ! Je reste le patriarche Van Eriven, le meilleur à ce jour ! » Il rit doucement.
« Fais attention à toi surtout. »Ils se séparèrent, puis Calliope ramassa son sac et deux bâtons : un Soin et un Cure. Son père lui tendit la rapière de l’entraînement. Il savait qu’elle ne pourrait s’en servir avant un moment, mais il voulait qu’elle l’eût avec elle, juste pas prévention.
Équipée, Callie s’avançait alors vers cette nouvelle aventure.
La grande aventure d’une vie.